Marie Bonaparte a été une figure importante de la psychanalyse française. Elle a de plus joué un rôle décisif dans le sauvetage de Freud et d’une partie de sa famille au moment de l’arrivée des Nazis à Vienne. C’est grâce à elle et à ses interventions qu’ils ont pu se réfugier en Angleterre, non sans abandonner à leur terrible destin les sœurs de Freud qui ont disparu, toutes les quatre, dans les camps de la mort. Elle n’avait pu obtenir un visa de départ pour elles.
Marie Bonaparte a traduit en français quelques uns des textes de Freud et écrit elle-même un certain nombre d’ouvrages, parmi eux, quelques uns sont des textes proprement analytiques. Nous y apprenons par exemple qu’elle s’intéressait beaucoup aux affaires criminelles, comme en témoigne d’ailleurs son article sur Mme Lefèvre, une femme qui avait assassiné sa belle-fille enceinte, de sang-froid, d’un coup de pistolet.
Mais ce qui mérite de retenir notre attention c’est aussi la participation de Marie Bonaparte, d’une façon tout à fait personnelle, à la question de la sexualité féminine. Elle nous donne en effet, de par ses problèmes sexuels qu’elle a tenté toute sa vie de résoudre, une approche vivante et inattendue de la question de la frigidité.
Marie avait entendu parler du Professeur Halban, lui aussi de Vienne, qui pratiquait des interventions chirurgicales pour guérir ses patientes de leur absence de plaisir orgasmique. Il rapprochait, dans ce but, le clitoris du méat urinaire. Elle devint une enthousiaste propagandiste de cette méthode avant de devenir celle, non moins enthousiaste, de la psychanalyse. Elle ne put en tout cas que reconnaître l’échec total de cette méthode chirurgicale en ce qui la concernait.
Célia Bertin, sa biographe, cite quelques lettres échangées entre Freud et le Dr. Laforgue, un de ces premiers psychanalystes français, dans lesquelles ce dernier demandait à Freud de bien vouloir accepter Marie Bonaparte en analyse, non sans qu’elle-même d’ailleurs pose ses conditions (celle par exemple d’être reçue par lui deux fois par jour).
Il lui écrivait :
» C’est essentiellement pour des raisons didactiques que cette dame voudrait aller vous voir. Elle a selon moi un complexe de virilité prononcé et d’autre part de nombreuses difficultés dans la vie, si bien que l’analyse serait de toute façon indiquée. »
Tirant partie de tout ce qu’elle a appris de son analyse, elle a donc abordé la question du complexe de castration féminin, en étant au reste extrêmement fidèle au texte freudien, dans un livre qui a pour titre » Sexualité de la femme » (paru en 10/18, 1977).
Concernant le débat sur la phase phallique de la petite fille, Marie Bonaparte reste strictement dans la ligne freudienne, elle reprend tous les arguments de Freud, concernant le changement d’objet, l’abandon nécessaire de la mère pour se tourner vers le père, l’abandon de l’activité pour la passivité et donc l’abandon de la masturbation phallique (clitoridienne) qui marquent la spécificité du destin féminin.
Mais ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage de cette analyste c’est tout d’abord, l’importance qu’elle accorde, pour l’accès à la jouissance féminine, à la phase anale passive avec la théorie du cloaque qui prépare en quelque sorte en attendant la découverte du vagin, ce qu’il en est de cette passivité et du désir du pénis d’un homme.
C’est par rapport à ce qu’elle en a repéré qu’elle articule ce qu’il en est de la frigidité.
» L’anus et l’entrée du vagin font un trou béant que ne sépare que la cloison recto-vaginale… Or, dans l’état assez indifférencié des sensations coenesthésiques infantiles, il me semble que ce soit l’ensemble de ces ouvertures qui soit souvent perçu, deviné, par la petite fille, sans électivité particulière encore du vagin ou de l’anus. C’est pourquoi si on considère l’évolution libidinale dans les deux sexes, et non du mâle seul, il serait sans doute plus juste de qualifier le stade sadique-anal de stade sadique-cloacal. Le trou semble s’affirmer, si l’on peut dire, dans toute l’organisation libidinale, avant la saillie « . La saillie de l’activité phallique.
Mais il y a également deux autres points qu’elle a repéré par rapport cette fois-ci à la phase phallique de la petite fille, c’est d’une part, une phase, pour la fille comme pour le garçon, une phase qu’elle appelle de » Phallus passif » où ce qui prédomine c’est le désir d’être caressé sur le pénis ou le clitoris, et non pas le désir de pénétrer (p. 72).
Cette phase ou étape expliquerait en partie certaines impuissances viriles mais préparerait en quelque sorte la petite fille à son destin féminin, à une érotisation vaginale. Le second point qu’elle souligne également c’est une sorte d’invagination du phallus, qu’elle appelle » Phallus en creux » (p. 169) et qui transforme donc cette activité clitoridienne en passivité par rapport au pénis d’un homme, ce que Lacan appelait » une réceptivité d’étreinte [qui] a à se reporter en sensibilité de gaine sur le pénis « . (Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine, p. 733)
Mais le passage de cet ouvrage qui m’a paru le plus intéressant est ce qu’elle décrit comme » Un combat de deux mâles » quand les femmes n’ont pas abandonné leur activité phallique et sont restées, comme elle les nomme » clitoridiennes » et non pas » vaginales » :
» … l’accouplement de ces femmes-là avec un homme garde toujours plus ou moins quelque chose d’un combat. Le coït d’une femme clitoridienne avec un homme est, en effet comparable au combat de deux hommes où le plus faible est vaincu, pénétré, transpercé, et où seul le vainqueur remporte le trophée de l’orgasme dans le retour à lui seul dévolu, » au corps maternel « . Il semble que ces accouplements-là nous offre le reflet, le vestige conservé jusqu’à nos temps évolués de cette lutte primitive au domaine biologique entre le mâle et la femelle, postulée par Ferenczi, pour le retour nostalgique au corps maternel, lutte de laquelle la femme est sortie vaincue « .
Si Marie Bonaparte, dans son approche analytique de la frigidité, se réfère ainsi à cette lutte des sexes dans une référence biologique archaïque, mais en évoquant quand même » ce retour nostalgique au corps maternel » sur ce point au moins, elle se trouve être en accord avec l’approche qu’en faisait Lacan comme étant liée à un défaut de ce qu’il appelle lui » castration symbolique « , c’est-à-dire ce en quoi l’enfant, fille ou garçon a dû renoncer à être l’objet comblant de la mère. C’est ainsi que à ce que Marie Bonaparte, mais Freud aussi bien, traduisent par ce concept » envie du pénis « , on peut rajouter ceci : c’est pour devoir être cet objet phallique qui manque à la mère que sa fille peut ne pas vouloir renoncer à l’avoir. On peut en donner cette formule c’est pour pouvoir l’être qu’elle veut l’avoir.
Cette formule éclaire ce que Lacan écrivait de cette question de la frigidité :
» La frigidité, pour étendue qu’en soit l’empire, et presque générique, si on tient compte de sa forme transitoire, suppose toute la structure inconsciente qui détermine la névrose, même si elle apparaît hors de la trame des symptômes. Ce qui rend compte d’une part de son inaccessibilité à tout traitement somatique – d’autre part à l’échec ordinaire des bons offices du partenaire le plus souhaité. Seule, l’analyse la mobilise, parfois incidemment, mais toujours dans un transfert qui ne saurait être contenu dans la dialectique infantilisante de la frustration, voire de la privation, mais bien tel qu’il mette en jeu la castration symbolique. »
Autrement dit cette frigidité peut être levée, de par l’action de la métaphore paternelle, action telle qu’elle réussisse à séparer le désir du sujet, du désir de l’Autre, du désir de sa mère et par transfert, du désir de l’analyste.