Claire Charlot
Dans L’interprétation des rêves, dans un petit paragraphe d’une douzaine de lignes situé vers la fin du chapitre sur la « déformation onirique », Freud nous présente un rêve de façon particulièrement elliptique, un rêve fait et analysé par August Stärcke. Il s’agit d’un rêve dont le caractère hautement non-désiré du contenu représenté est évident : « j’ai et je vois sur mon index gauche une affection syphilitique primaire de la dernière phalange ». Derrière cette horrible vision, l’analyse, nous dit Freud, a pourtant révélé la satisfaction de désirs fortement chargés d’affect en rapprochant le terme d’« affection primaire » du latin prima affectio qui signifie « premier amour ».
Toutefois Freud ne nous en dit pas plus et se borne à indiquer dans une note en bas de page : « Zentralblatt für Psychoanalyse, II, 1911-1912. » J’ai trouvé cet article sur Internet Archive, une bibliothèque numérique en accès libre et l’ai traduit. Il s’intitule « Un rêve qui semblait mettre en œuvre le contraire de la réalisation d’un souhait, et en même temps un exemple de rêve interprété par un autre rêve ». Son auteur August Stärcke, est un psychiatre et psychanalyste hollandais qui a aussi traduit dans sa langue natale L’interprétation des rêves.
Cet article présente l’analyse de deux rêves et leurs associations. Le matériel est riche et l’analyse subtile, au plus près des signifiants, mais on remarque qu’elle reste en même temps pudique et elliptique. Stärcke dit lui-même qu’il ne présente que le matériel « culturel », c’est-à-dire singulier, lié à l’histoire du rêveur, et qu’il ne remonte pas jusqu’aux idées inconscientes universelles du rêve. En quelque sorte, il s’arrête avant d’avoir mis en lumière le noyau du rêve, celui qui ferait rencontrer explicitement la question de la castration. Il ne fait que dire qu’il ne le dit pas, ce qui est une sorte d’avatar du refoulement.
J’ai cru un moment que ce rêve était celui d’un patient de Stärcke qui, dans son article, passe en effet très rapidement sur la présentation du rêveur. Il le désigne simplement comme « un médecin ». Mais la formulation de Freud dans le petit paragraphe où il évoque ce rêve est sans équivoque : ce rêve a été « fait et analysé par un médecin (August Stärcke) ». S’agissant donc d’une auto-analyse, on comprend que le refoulement puisse être lisible dans la trame même du texte.
C’est pourtant bien de l’angoisse de castration dont il s’agit lorsqu’il parle de ces « complexes inconscients les plus profonds [qui] sont les mêmes dans presque tous les rêves et tous les symptômes ». Il indique qu’il y a eu « déplacement vers le haut », on pourrait préciser du pénis vers le cou, « remplacement par le contraire », le geste agressif devient un geste tendre et il relève aussi « l’ambiguïté de la patte avant » qui désignerait donc le sexe masculin.
On peut remarquer aussi tous les signifiants du registre de l’agressivité : » frapper du pied », » frapper sur les genoux », « donner des coups de pied ». Et puis la référence au « derrière » des filles qui renvoie par déplacement au sexe féminin et donc à une image de la castration. Cette référence au derrière apparaît d’abord avec les « petites belles-sœurs » qui ne peuvent plus s’asseoir sur ses genoux, et ensuite avec la petite cousine qui lui montre son derrière en montant l’escalier devant lui. La haine qu’il éprouve à son égard après ce dernier évènement fait clairement penser à une angoisse de castration.
Je me suis demandée si ce désir ardent d’avoir une sœur ne serait pas un désir de pouvoir s’identifier à une fille. Avoir pour être en quelque sorte. Alors, ce « premier amour » serait celui pour le père, celui qui féminise et implique ainsi la castration.
Même si l’affection syphilitique vient signifier après interprétation, un grand amour, la dimension masochiste de cette blessure au doigt, c’est-à-dire aussi par métonymie, au pénis est bien présente. Elle est chargée d’ambivalence. L’index, comme je l’ai indiqué en note dans la traduction, est aussi le doigt qui représente le Fils dans la trinité. Cela irait dans le sens de cette interprétation qu’il s’agirait d’un désir du garçon pour le père.
Ce noyau névrotique qui apparait dans l’analyse de ces deux rêves nous évoque ainsi l’homme aux loups, mais on trouve aussi un peu du petit Hans dans ce rêveur : c’est la présence de tous ces animaux qui nous y fait penser, petit cheval, veaux, cochons et puis ce désir de sœur ou de petites belles-sœurs, qui était aussi un souhait du petit Hans. C’est un beau morceau de psychanalyse de rêve, et plus encore d’auto-analyse, qui nous est ainsi offert dans cet article.