Sur trois ou quatre pages, pages 290 à 294, Ruth Mack Brunswick rapporte toute une série de rêves décisifs pour cette analyse. Ils s’enchaînent les uns avec les autres et il devient difficile d’en rendre compte en raison de l’abondance du matériel. Je tente d’abord de les présenter ensemble avec la façon dont ils s’articulent l’un par rapport à l’autre et je les reprendrais ensuite un par un.
Il faut repartir tout d’abord de l’attaque en règle à laquelle se livre l’analyste : elle lui enlève toutes ses illusions : non il n’est pas le fils préféré de Freud. Les rêves qui surgissent à la suite sont donc l’effet de cette « attaque ».
– Le premier rêve est celui d’une femme qui porte culotte et bottes et qui surtout conduit avec beaucoup de maîtrise un traîneau, celui de l’analyse.
– Le second rêve évoque Ruth en vieille bohémienne menteuse.
– Le troisième pourrait être appelé rêve du marchand ou du musicien ambulant. Il a été provoqué par l’état de fureur de l’analysant vis-à-vis de Freud. C’est le père qui est châtré, c’est un mendiant.
– Un rêve ayant pour thème un événement survenu dans sa treizième année : un catarrhe nasal, point d’origine de son symptôme persécutif localisé au nez. A cette époque il avait été de fait persécuté par ces camarades de classe qui l’avait surnommé « carlin ».
– Un autre rêve encore a pour thème cette fois-ci non plus la castration du père mais la sienne propre ; on pourrait l’appeler le rêve de la lune et des étoiles, au pays des eunuques, la Turquie. Il se jette aux pieds de l’analyste pour lui demander son aide.
– Enfin un grand rêve où Ruth retrouve le matériel même de sa persécution et qui est une nouvelle version de son rêve des loups donc une réactualisation de la scène primitive et de ses effets mais qui a pour ingrédient nouveau et combien utile la présence de l’analyste. Elle lui donne le courage de passer derrière le mur et d’affronter les loups.
Cette série de rêve est très importante. On sent qu’on pourrait approcher là du dénouement de cette analyse. Ce sont certes des rêves de castration mais ce qui est difficile c’est de savoir quoi en faire : comment transformer tous ces fantasmes de castration imaginaire en castration symbolique. Je pense que là il sera indispensable de se référer d’une part au tableau des trois manques d’objet et d’autre part au trois étapes du franchissement de l’oedipe telles que les décrit aussi Lacan. Je ne sais pas encore si ce sera possible.
Rêve où elle porte culotte et bottes
Donc pour l’instant en haut de la page 290, Ruth assez contente d’elle évoque le premier de ces rêves où on constate qu’en tout cas, il y en a une qui n’est pas castré, c’est elle-même.
Elle porte bottes et culotte. Cependant l’analysant se moque d’elle en lui faisant déclamer des vers russes, ce qu’elle est totalement incapable de faire.
On ne sait pas ce qu’elle représente dans le transfert : est-ce une imago de mère phallique ou bien est-elle venue occuper enfin la place de Freud, la place de l’analyste. Le fait qu’elle conduise le traîneau de l’analyse avec beaucoup de maîtrise peut le laisser penser. Il me semble qu’il y a aussi de la part de l’analysant une sorte de reconnaissance du travail accompli. Elle semble sur le point de réussir au moins en partie à le dégager de l’emprise du désir de Freud même si c’est d’une façon très sauvage voire cruelle.
Rêve de la vieille bohémienne
Le second rêve est un rêve hostile à son égard, elle est une vieille bohémienne menteuse de surcroît.
Le rêve du musicien ambulant
Le troisième rêve rapporté est un effet des déclarations de l’analyste portant sur le fait que Freud et elle n’avait jamais parlé de lui entre eux. Cela le mit dans un état de fureur :
« Le père du patient, qui dans le rêve, est professeur mais ressemble cependant à un musicien ambulant que le patient connaît, est assis à une table et avertit les autres personnes présentes de ne pas parler de questions financières devant le patient, vu le penchant qu’à celui-ci à la spéculation. Le nez de son père est long et crochu, ce qui fait que le patient est surpris d’un tel changement. » p. 290.
Par le biais du signifiant juif ainsi que du mendiant Ruth y dénote la question de la circoncision et donc de la castration.
Ruth le suit dans toutes ses associations et l’interprète ainsi : la haine du père est lié non pas au fait que c’est un objet rival dans l’amour de la mère, mais parce que c’est un amour repoussé : « Je soulignerai qu’ici le désir de la mort du père n’est pas engendré par une rivalité masculine entre eux mais par l’amour passif, insatisfait, repoussé, éprouvé pour le père par le fils ».p.291.
En annexe surgissent aussi des questions d’argent et d’héritages. Il suppute donc ce que lui laissera Freud après sa mort donc il y est encore question d’enfants/cadeaux
Le point d’origine de sa fixation sur le nez
Ruth évoque ensuite un autre rêve qui datait de sa treizième année mais sans en dire plus si ce n’est qu’il permet de repérer ainsi le point d’origine de ses préoccupations relatives à son nez. Nous retrouvons une sorte de complaisance somatique qui sera à la source de son symptôme, un catarrhe nasal des plus rebelles à tout traitement. Par le biais de la « chronicité » ce catarrhe a été par la suite mis en relation avec la gonnorhée dont il avait également souffert à l’âge de dix-sept ans et qui était devenue elle aussi « chronique ».
Rêve de l’égratignure à la main
Autre rêve mentionné mais non cité textuellement : « L’identification du patient au père lui-même châtré se poursuit dans un rêve ultérieur où il montre à Freud une longue égratignure sur sa propre main. Freud répond quelque chose, répétant à plusieurs reprises « entier ». Ce rêve contient l’affirmation consolante que le patient n’est pas châtré. »
Il me semble qu’on peut mettre en relation ce rêve avec son hallucination du doigt coupé. Il y a entre les deux une sorte d’élaboration, de perlaboration, par rapport à cette première rencontre avec la castration. Des mots y sont mis, sous la forme de ce rêve d’autant plus que Freud s’y engage de sa parole. Il y est donc mis sur la voie d’une vraie castration symbolique.
Tous les rêves que l’analyste rapporte sont en effet des rêves de castration mais il faudrait pouvoir y mettre un peu d’ordre avec l’aide des trois registres lacaniens, symbolique, imaginaire et réel.
Rêve des eunuques
Voici maintenant un autre rêve de castration dont cette fois-ci il est la victime :
« Le patient est couché sur un divan dans mon bureau. Soudain apparaissent au plafond une brillante demi-lune et une brillante étoile. Le patient sait que c’est là une hallucination ; dans son désespoir, se sentant devenir fou, il se jette à mes pieds. La demi-lune et les étoiles, dit-il, signifient la Turquie, pays des eunuques. Le fait de se jeter à mes pieds indique sa passivité. La folie est par conséquent due à une castration d’ordre hallucinatoire, c’est-à-dire, qu’il croit avoir subie sur le nez. »
Il serait important de savoir si c’est l’analyste qui en tire ces conclusions ou si c’est le patient lui-même. Mais déjà le fait de savoir que c’est une hallucination est un point acquis très précieux. Quant au fait de se jeter à ses pieds, on pourrait aussi l’interpréter comme une sorte d’appel au secours. Il veut être sauvé par elle. Il n’est donc pas en si mauvais chemin.
Les eunuques subissent une castration réelle, l’homme aux loups subit une castration imaginaire au niveau de son nez, arrivera-t-il à une castration symbolique grâce à l’analyse. L’égratignure sur sa main nous met sur cette voie avec les paroles rassurantes de Freud : il reste entier. Ce qu’il a perdu n’est jamais qu’un objet imaginaire (castration symbolique d’un objet imaginaire opéré par le père réel)
Nouvelle version du rêve des loups
A la suite de ces rêves de castration apparaît alors une nouvelle version de son rêve des loups. Ruth Mack Brunswick y est très présente. Voici le texte de ce rêve « Dans une large rue se dresse un mur où se trouve une porte fermée. A gauche de la porte il y a une grande armoire vide avec des tiroirs droits et de travers. Le patient se tient devant l’armoire, sa femme, une figure indistincte, est derrière lui. Près de l’autre extrémité du mur se tient une grande femme aux formes lourdes qui a l’air de vouloir tourner le mur et aller derrière celui-ci. Cependant derrière le mur il y a une bande de loups gris, ils se pressent vers la porte et courent de ci de là. Leurs yeux brillent et il est évident qu’ils voudraient se précipiter sur le patient, sa femme et l’autre femme. Le patient est terrifié craignant qu’ils ne réussissent à faire irruption à travers le mur. »
A partir de ce rêve, Ruth Mack Brunswick va parcourir avec l’analysant toutes les étapes de sa névrose infantile y compris la transformation de sa phobie en névrose obsessionnelle et c’est là qu’elle y jouera un rôle décisif : en effet au contraire de la mère de l’Homme aux loups qui l’avait initié à la religion catholique, l’analyste elle, dans un rêve, l’incitera, l’encouragera à briser toutes les icônes et le sortira de son identification masochique au personnage du Christ persécuté par Dieu le père et, en second, par Freud lui-même.
Les rêves se poursuivent scandant ce remarquable travail clinique de Ruth, la championne, mais je m’arrête là pour l’instant.