Nous savons qu’avant le séminaire chiffré I, sous le nom des Écrits techniques de Freud, Lacan avait consacré trois années de séminaires à la lecture de Dora, de l’Homme aux rats et de l’Homme aux loups. Rien n’en a été conservé sauf quelques notes de ses auditeurs à propos de l’Homme aux loups, mais ce texte du mythe individuel du névrosé est en quelque sorte la trace écrite de cette année de séminaire, pour l’Homme aux rats, tout comme « intervention sur le transfert » l’est pour le texte de Dora.
Il va donc expliciter, dans ce texte consacré à l’Homme aux rats, en quoi l’Œdipe est le mythe au cœur de l’expérience analytique mais un mythe qu’il faut en quelque sorte compléter, complexifier, et même réactualiser. Mais il commence par se lancer dans une sorte de justification de ce choix. : pourquoi faudrait–il revenir sur l’étude de ces cinq psychanalyses ? Les critiques ne manquent pas à ce propos et même encore de nos jours. Quelle drôle d’idée, par exemple, de créer un groupe de lecture des cinq psychanalyses ! Quel sens cela peut-il avoir de retrouver ces histoires d’un autre âge ?
Voici ce que Lacan trouve à rétorquer : « Et cela, je vais vous le montrer, dans un de ces exemples que je crois les plus familiers à la mémoire de tous ceux d’entre vous qui peuvent s’intéresser à ces questions, à propos d’une des grandes observations de Freud. Ces grandes observations de Freud, qui bénéficient périodiquement d’un regain d’intérêt dans l’enseignement, vous les connaissez, je ne vais pas vous les énumérer. Celle dont je vais parler, c’est celle qu’on appelle L’Homme aux rats[1]. Le cas est frappant, et nous paraît bien clair. On n’est pas étonné de voir émettre des opinions comme celle que j’entendais récemment dans la bouche d’un de nos confrères éminents, quant à l’usage de la technique : il manifestait une sorte de mépris pour ces textes là, allant jusqu’à dire que non seulement la technique était aussi maladroite qu’archaïque…ce qui, après tout, peut se soutenir, par rapport aux progrès que nous avons faits, précisément sur la base d’une prise de conscience de la relation intersubjective telle qu’elle se manifeste actuellement dans l’essence de l’analyse, dans la suite du traitement, mettant au premier plan les relations telles qu’elles s’établissent entre le patient et le sujet, et l’interprète n’interprétant en quelque sorte qu’à travers cette actualité ce qui a servi à constituer cette personnalité du sujet dont nous avons à nous occuper…mais mon interlocuteur pouvait-il pousser les choses jusqu’à dire que ces cas étaient mal choisis ? En effet, on peut dire qu’ils sont tous incomplets, que pour beaucoup ce sont des psychanalyses qui se sont arrêtées en route, que ce sont après tout des morceaux d’analyse. Ceci doit nous inciter tout de même à réfléchir, à nous demander pourquoi ce choix a été fait par son auteur, et bien entendu à faire confiance à Freud, car ce n’est pas tout de dire, comme poursuivait celui qui émettait ces propos, qu’assurément ceci avait seulement ce résultat, encourageant pour nous, de nous montrer qu’il suffisait d’un tout petit grain de vérité quelque part pour que ce peu de vérité arrivât à transparaître et surgir au milieu des difficultés, des entraves que l’exposition pouvait lui opposer.
Je crois que ce n’est pas là une vue juste des choses, et qu’en vérité, dans ces cas, on peut dire que l’arbre de la pratique quotidienne cache à ceux qui voudraient soutenir une telle opinion, la montée de la forêt qui a surgi de ces textes freudiens. »
C’est une belle métaphore que cette forêt qui a surgi des textes freudiens et que l’imperfection de ces premières analyses risquerait de cacher aux yeux des analystes d’aujourd’hui. Ceux qui se disent lacaniens feraient bien de ne pas l’oublier et d’en prendre de la graine : un retour à Lacan, par le biais d’un retour à Freud est en effet indispensable.
Les Cinq psychanalyses, P.U.F.1954. Voir aussi L’homme aux rats, journal d’une analyse, P.U.F. 1974
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