Psychanalyse en dentelle

 

Ces petits écrits peuvent être lus chacun séparément. Parus, il y a quelques années, sous le titre “Aimée et ses sœurs”, ils constituaient un ensemble traçant des approches cliniques et théoriques de la sexualité féminine à la suite de Freud et de Lacan. Ces textes ont tous été en grande partie réécrits pour cette nouvelle publication et de nouveaux textes leur ont été  adjoints. Je les ai tous replacés dans un contexte plus large, celui de la fonction des femmes dans la transmission de la psychanalyse.

  “Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage”. Les métaphores évoquant le travail de la laine ou de la soie ont souvent été choisies par les psychanalystes pour décrire leur travail sur le matériau psychique, en témoigne ce vieil adage auquel Lacan a redonné vie  pour décrire la tâche que le psychanalysant poursuit sans trêve, durant des années, même quand il est devenu psychanalyste.  Ces métaphores tisserandes, textiles, ne sont pas seulement utiles à la clinique. Elles sont tout aussi efficaces quand elles éclairent la théorie analytique : alors qu’il tressait, nouait, non sans peine, les fils entrecroisés des nœuds borroméens, Lacan évoquait par exemple la façon dont les femmes faisaient de la dentelle et il se référait pour cela à la règle X de Descartes énoncée dans son traité : “Des bonnes règles pour la direction de l’esprit”.

Il le citait ainsi : “…comme tous les esprits ne sont pas également portés à découvrir spontanément les choses, par leurs propres forces, cette règle, celle qu’il énonce, apprend qu’il ne faut pas s’occuper tout de suite des choses les plus difficiles et ardues, mais qu’il faut approfondir tout d’abord les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne davantage comme ceux des artisans de la toile et des tapis ou des femmes qui brodent et font de la dentelle, ainsi que toutes les combinaisons de nombre et toutes les opérations qui se rapportent à l’arithmétique et autres choses semblables. Lacan ajoute à cette citation ce commentaire : “Il n’y a pas le moindre soupçon qu’en disant ces choses, Descartes eût le sentiment qu’il y a un rapport entre l’arithmétique et le fait que les femmes font de la dentelle…”1

J’ai donc choisi ce titre de “Psychanalyse en dentelle”, avec ce double appui, celui de Lacan et celui de Descartes, pour décrire comment les femmes ne peuvent réinventer la psychanalyse, chacune pour leur propre compte, qu’en retraçant, en modifiant dans l’analyse, les difficiles chemins de la féminité qu’elles avaient déjà explorés une première fois dans leur enfance et sur lesquels, en raison de leur névrose, elles s’étaient fourvoyées.

 Avec l’ouvrage déjà publié chez L’Harmattan, “Éloge de l’hystérie masculine”2, j’avais fait la part belle aux hommes en explicitant quelle était la fonction secrète de leur hystérie dans les renaissances de la psychanalyse donc dans les successives réinventions de la psychanalyse par chaque analysant.

Avec celui de la “Psychanalyse en dentelle”, je voudrais poser une question qui me semble essentielle : si comme l’affirme Freud les femmes s’intéressent peu aux effets de la civilisation parce qu’elles ont avant tout en charge la survie de l’espèce, il serait urgent qu’elles prennent en charge la survie de la psychanalyse  avec tous ceux qui se sentent concernés par elle, à un moment où elle se trouve être en très grand danger.

 La psychanalyse ne se soutient d’aucun savoir constitué, ses concepts ne peuvent être mis à l’épreuve que dans l’analyse de chacun et si les textes de Freud doivent être lus mot à mot et les séminaires de Lacan déchiffrés, ce ne peut être qu’en raison des effets de transfert qu’ils provoquent pour ceux qui se risquent  dans ce champ de la psychanalyse.

Chaque psychanalyste a ainsi la lourde charge d’avoir à la maintenir en vie en la réinventant. Il ne peut le faire qu’en  gardant un rapport exigeant à la théorie analytique. C’est sur elle qu’il doit en effet s’appuyer pour donner  rigueur à son travail avec ses analysants. Je ne citerai pour étayer cette affirmation qu’un tout petit passage d’un des textes des Écrits : “… le symptôme exige du savoir une discipline inflexible à suivre son contour car ce contour va au contraire d’intuitions trop commodes à sa sécurité. Cet effet de vérité culmine dans un voilé irréductible où se marque la primauté du signifiant, et l’on sait, par la doctrine freudienne, qu’aucun réel n’y prend sa part plus que le sexe”3.

J’ai choisi cette citation parce qu’elle décrit ce qu’il en est de la structure avec ses trois registres du symbolique de l’imaginaire et du réel. L’intuition du psychanalyste qui s’exerce dans le registre de l’imaginaire le met sur la piste de ce qui est à symboliser et c’est avec ce symbolique déchiffré, décrypté, qu’il pourra alors suivre le contour du réel, contour que le sujet avait déjà dessiné mais d’une façon sauvage, en quelque sorte spontanée, avec ses symptômes.

Par l’écriture, en rendant compte de notre propre rapport à la théorie  nous pouvons transmettre à notre tour ce que Freud et Lacan nous ont transmis. Cette psychanalyse en dentelle que je vous propose n’est donc pas une psychanalyse en jupons. Cette dentelle ne s’écrit qu’au singulier et ne sert pas de parure. Travail de dentellière, métaphore textile, elle est texte. Ce texte redessine patiemment les fils entrecroisés de nos destins d’êtres humains. C’est en effet avec nos symptômes une fois interprétés et pourtant à chaque fois remis en jeu, réutilisés dans nos élaborations théoriques et dans notre travail avec les analysants que nous redonnons vie, en tant qu’analysants, à des lettres qui sans cela resteraient lettres mortes.

Laisser un commentaire

Navigate