Dans les textes de Freud nous pouvons trouver, même si c’est dans un effet d’après-coup, tout ce que Lacan a apporté de nouveau, par exemple, ce qu’il en est des premières inscriptions symboliques constitutives de l’inconscient ainsi que l’érection de l’objet, qui en tant que perdu, peut désormais être recherché. C’est ainsi qu’il devient condition du désir, « cause du désir ». « Objet petit a » on le nomme.
Cette nécessaire perte de l’objet est clairement formulée dans un texte de 1925, appelé « La dénégation ». Il ne s’agit tout d’abord que d’halluciner l’objet qui a procuré satisfaction. « L’opposition entre le subjectif et l’objectif n’existe pas dès le début » et « le but premier et immédiat de l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver un objet correspondant au représenté – donc correspondant à la trace mnésique de cet objet – dans la perception réelle, mais de le retrouver, de se persuader qu’il est encore présent ». Il faut pourtant, comme condition de l’instauration de l’épreuve de réalité « que se soient perdus des objets qui avaient autrefois procuré réelle satisfaction ».
Les poires de l’empereur
Pour démontrer qu’en fait ces objets doivent être perdus deux fois, une première fois du fait du fait du sevrage, une seconde fois du fait de l’interdit de l’inceste, j’ai choisi un rêve d’une des analysants de Freud, qui a pour nom « rêve de poires »(1) parce que justement on peut y déchiffrer comment l’intervention du père dans cette histoire clinique y avait été pour le moins mise en suspens ou en attente. Freud écrit : « Un homme actuellement âgé de trente cinq ans raconte un rêve qu’il se rappelle bien et qu’il dit avoir eu quand il avait quatre ans : le notaire chez qui était déposé le testament de son père (il avait perdu son père à l’âge de trois ans ) apportait deux grosses poires blanches ( Kaiserbine) : on en donnait une à l’enfant, l’autre était sur l’appui de la fenêtre du salon.
Il se réveilla persuadé de la réalité de ce qu’il avait rêvé et demanda obstinément à sa mère la seconde poire ; il affirmait qu’elle était sur l’appui de la fenêtre du salon. Sa mère en rit ».
Freud raconte ce rêve des deux poires pour démontrer ce qu’il en est du sentiment de réalité dans le rêve et comment est figurée la répétition par le surgissement de deux objets au lieu d’un, mais il peut aussi susciter beaucoup d’autres pistes de travail, et notamment mettre en évidence comment s’inscrivent pour chaque petit sujet ces premières traces mnésiques de l’objet constitutives de l’inconscient.
De ce rêve, Freud nous indique que l’analysant ne peut pas en dire grand chose sinon le fait que ce notaire qui était responsable, notons le, du testament et donc de l’héritage que lui avait légué son père, lui avait effectivement apporté des poires.
Pourtant il rajoute aussitôt, parmi les associations de ce rêve, un autre rêve qui est loin d’être anodin et qui vient donc contredire cette affirmation : il s’agit en effet du récit d’un rêve de sa mère, rêve qu’elle lui avait raconté et donc dans lequel il était forcément partie prenante, puisqu’il lui était fatalement adressé.
Le rêve aux deux oiseaux
Voici le texte de ce rêve, lui aussi rapporté par Freud : « Elle avait deux oiseaux sur la tête et se demandait quand ils s’envoleraient, mais ils ne s’envolaient pas ; seulement l’un deux vint à sa bouche et la suça. »
Ce dernier mot « suça » constitue le mot-pont, le pont – verbal, comme le nomme Freud, entre le rêve de la mère et celui de l’enfant. Ce rêve fait tout aussitôt penser au souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Pourtant Freud ne l’interprète pas. Il reste comme un point d’énigme aussi bien pour l’analysant que pour Freud lui-même. On pourrait penser qu’il n’ose pas s’en approcher alors que par ailleurs il prend résolument appui sur la fonction symbolique pour interpréter le rêve du fils.
Il écrit : « Les deux poires, pommes ou poires, sont les seins de la mère qui l’a nourri ». L’appui de la fenêtre est comme le balcon, une représentation de la poitrine. Freud insiste sur le fait que sa mère l’a effectivement nourri et plus longtemps qu’il n’est d’usage – voici donc un écho de ces deux oiseaux qu’elle ne souhaite pas voir s’envoler – et, quant au rêve du fils, il en donne cette interprétation : « Donne (montre) moi de nouveau le sein qui m’a nourri autrefois » et pour justifier sa traduction, sa transcription, souligne ce fait : « Il est évidemment très saisissant de voir la symbolique jouer un rôle dans le rêve d’une enfant de quatre ans, mais ceci n’est pas une exception, c’est la règle.On peut dire que le rêveur dispose des symboles dès le début de la vie » et il rajoute que « même en dehors du rêve, l’homme se sert de représentations symboliques ».
Ce rêve étaye bien sûr tout ce que Lacan, relisant Freud, a élaboré de la logique du signifiant, mais surtout il met bien en évidence le fait que c’est par le désir de sa mère que ce petit sujet a été introduit au monde du symbole. Les deux poires de l’enfant font incontestablement écho aux deux oiseaux du rêve de sa mère, beaux oiseaux prêts hélas à prendre leur envol. Deux poires, deux oiseaux, deux seins, deux phallus, rien ne vient interdire cette dualité, cette réciprocité entre le fils orphelin et sa mère. Bien au contraire, c’est le notaire, celui qui est chargé de transmettre l’héritage du père, qui lui apporte ces poires de l’empereur, « Kaiserbine », sur un plateau.
Si nous comparons ce rêve d’ un enfant de quatre ans à celui de l’Homme aux loups fait au à peu près au même âge (2), nous ne pouvons qu’être frappés par le fait qu’aucune trace d’angoisse n’est en tout cas notée par Freud. L’enfant se réveille et demande sans coup férir, à sa mère, la seconde poire.
Ainsi la fonction du père, du père symbolique, que Lacan définit comme le Nom du père, celui qui est chargé de faire tiers, de faire coupure entre le désir de l’enfant et le désir de sa mère, ne s’y dessine que de son absence, en filigrane.
A propos de ce rêve et de ce qui s’en dévoile comme carence de la fonction paternelle s’ouvre ainsi la question de savoir ce que devient cette perte de l’objet dans les tois structures névrose, psychose et perversion.
Dans la névrose, l’angoisse de castration et le rapport au père occupant le devant de la scène, l’enjeu premier, celui de cet objet, objet de concurrence, reste oublié. On oublie que c’était lui qui était en question. Son deuil est remis à plus tard.
Je poserai bien cette hypothèse que dans la psychose cet objet n’est pas perdu car nul n’est intervenu pour le rendre caduque et que par contre dans la perversion, même s’il y a refus de cette perte, elle a quand même été entérinée. Sa symbolisation est restée en chemin, car elle oscille entre le oui et le non du démenti.
Avec ce rêve, dans une approche concrète, vivante et clinique, nous avons vu surgir l’objet sein, le phallus, le désir de la mère, avec ces deux oiseaux prêts à prendre leur envol, et la fonction si décisive du père.
Les lettres suivront.
Notes
(1) – Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, P.U.F., Rêve de poires, p. 319, 320.
(2)- Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, P.U.F., L’Homme aux loups.
1 Comment
Liliane Fainsilber : … « ces premières traces mnésiques de l’objet constitutives de l’inconscient. »
Voilà qui mériterait bien quelques développements, chère Liliane!
Bien à vous,
Jean-Pierre