Dans » Fonction et champ de la parole et du langage « , l’un de ses premiers textes où il se risque à une approche linguistique de la psychanalyse, avec sa logique du signifiant, Lacan écrivait : » La loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement. L’interdit de l’inceste n’en est que le pivot subjectif, dénudé par la tendance moderne à réduire à la mère et à la sœur les objets interdits aux choix du sujet, toute licence n’étant pas encore ouverte au-delà.
Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage. Car nul pouvoir sans les nominations de la parenté n’est à portée de d’instituer l’ordre des préférences et des tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil des lignées. »
En relisant cette lumineuse citation de Lacan, en ce temps des premiers séminaires, je me demandais ce qui avait pu infléchir à ce point son style, au cours des années, quels transferts avaient ainsi modifié son mode d’adresse à ses auditeurs.
Aurait-il éprouvé le besoin de devenir de plus en plus hermétique à la mesure de son succès dans les milieux intellectuels français ou bien était-ce son effort pour rendre la psychanalyse transmissible par une sorte de mathématisation qui l’aurait nécessité ? Concernant cette mathématisation, il semble qu’il y avait quand même renoncé, en 1978 au moment de la clôture du congrès sur la transmission de la psychanalyse, en constatant qu’elle était intransmissible et ne pouvait être que réinventée à chaque fois, par chaque analysant devenu psychanalyste.
Ce qui est aussi frappant c’est de constater à quel point dans ces premiers séminaires, il tentait de faire passer son message à ses auditeurs, tandis que, au cours des dernières années, je trouve qu’il faisait tout pour leur compliquer la tache. Il ne parlait plus que par énigme. Comment par exemple déchiffrer cet aphorisme qu’il proposait dans son texte si difficile, si ardu, » L’étourdit » : « Une femme ne rejoint L’Homme que dans la psychose » ?
Sans doute demandait-il, tout comme au début de son enseignement, à ses auditeurs et à ses lecteurs d’y mettre du leur. En effet, si vous ne commencez pas par étudier, et encore pas à pas, ce que Lacan a mis en place des quatre formules de la sexuation, avec cette fonction d’exception du père qu’il évoquait dans cette première approche de la » Loi primordiale » vous ne risquez pas de pouvoir en dire quelque chose qui se tienne, c’est à dire qui témoigne de votre propre énonciation.
De cette formule, » une femme ne rejoint l’Homme que dans la psychose » je risquerai cette interprétation : tout comme dans la psychose, la fonction d’exception du père lui fait, à elle aussi, défaut, pour pouvoir s’inscrire comme toute femme dans la fonction phallique. Elle ne peut s’y inscrire comme étant toute entière et on ne peut dire d’elles » toutes les femmes « . Mais ce n’est jamais qu’un jeu d’écriture, ce rapprochement d’une femme et de la psychose, car c’est en pensant à une femme qu’on s’exclame si souvent » Pas folle, la guêpe ! « .
Comme toute énigme, ce rapprochement d’une femme et de la psychose peut recevoir plusieurs interprétations, y compris celle d’être mise en relation avec la forme érotomaniaque de l’amour pour une femme, opposée à la forme fétichiste de cet amour pour l’homme. Freud en avait proposé cette énonciation » non ce n’est pas elle que j’aime, c’est lui que j’aime, parce qu’il m’aime « . Elle rend compte du changement d’objet nécessaire aux chemins empruntés par la féminité : l’abandon de la mère comme objet d’amour pour pouvoir entrer dans l’Œdipe en nouant un lien au père et surtout un lien au phallus dont celui-ci est le détenteur.
Mais il arrive aussi qu’une femme soit psychotique, serait-ce alors, pour elle, une façon d’instaurer cette fonction d’exception du père par le biais du délire, faute de pouvoir justement s’inscrire comme une femme dans la fonction phallique par le biais du désir d’un homme, un homme dés lors castré parce que désirant ?
Avec cet exemple, on peut constater à quel point, grâce à lui, grâce à son style, on ne pourra jamais, comme il l’espérait lui-même, fabriquer un nom en « isme » avec son nom propre et ériger ses élaborations théoriques au rang de dogmes, ceux du lacanisme.