Le Noeud Borroméen et quelques règles données par Lacan concernant son maniement ( version podcast) 

Bienvenue sur ce site de podcasts Une psychanalyse à fleur d’inconscient.  Claude Lévi-Strauss, dans l’un de ses ouvrages, “La Pensée sauvage”, avait consacré un chapitre à ce qu’il appelle l’art du bricolage. Je trouve que la façon dont Lacan utilise ces bouts de ficelle relève en effet de cet art.

C’est en 1972 que Lacan a emprunté à Guilbaud ce nœud borroméen. Il a trouvé qu’il lui allait « comme bague au doigt » pour y démontrer ce qu’il avait déjà mis en évidence depuis fort longtemps, les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel (1).
Théodule Guilbaud était un mathématicien qui s’était lui aussi intéressé à l’application des mathématiques aux sciences sociales.

Je voudrais vous parler aujourd’hui de l’usage que Lacan a essayé de faire de ce nœud borroméen en le transplantant dans le champ de la psychanalyse.

C’est d’une façon très tardive, de 1973 à 1976, au cours des trois séminaires « Les non-dupes errent », « RSI » et « le Sinthome », qu’il élabore alors un nouveau mode d’approche de la psychanalyse avec sa théorie des nœuds, avec ce qu’il appelle ses ronds de ficelle.

Chemin faisant, il nous livre les secrets de leur maniement dans la mesure où ils sont faits, fabriqués, pour rendre compte de « sa pratique», les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel, noués ensemble dans le nœud, structurant le champ de l’expérience analytique. Ce que nous apprenons chemin faisant, c’est que ce noeud borroméen est le plus souvent raté et qu’il s’agit donc toujours, pour chaque sujet, de le réparer, de faire tenir ensemble ces trois ronds du symbolique, de l’imaginaire et du symptôme, avec l’aide d’un quatrième qui est soit le symptôme, soit l’inhibition soit l’angoisse. De cette triade, seule celle du symptôme a été élaborée par Lacan avec ce qu’il a appelé d’une autre orthographe, celle du Sinthome, qui est en somme la lettre du symptôme, autrement dit son interprétation. Les deux autres, inhibition et angoisse, seulement nommées, sont restées au moins jusqu’à ce jour inexplorées.

J’ai donc regroupé pour en constituer un petit Vade-mecum, les conseils que Lacan nous donne, et se donne à lui-même, dans une certaine mesure, puisque cette nouvelle logique de « sacs et de cordes » est en cours d’élaboration.

Première règle : Ce nœud, il faut en user bêtement, ne pas trop se casser la tête à son propos, bref en être dupe

C’est ce qu’il dit dans la séance du 17 décembre 1974 du séminaire RSI.
Pour opérer avec ce nœud d’une façon qui convienne il faut que vous fondiez sur un peu de bêtise. Le mieux est encore d’en user bêtement, ce qui veut dire, en être dupe. Il ne faut pas entrer dans le doute obsessionnel, ni trop chipoter. »
Que veut dire qu’il faut en être dupe ?

Il l’indique dans son propos : “ Tout d’abord ne pas faire d’hypothèses. « S’en tenir strictement à ce qui est fourni ». En l’occurrence sans doute faut-il être dupe du fait que ce nœud du symbolique, du réel et de l’imaginaire sont noués ensemble de façon telle que si l’un de ces trois est coupé, les deux autres partent à la dérive.

Et il précise : « la répudiation des hypothèses me paraît être ce qui convient et ce que je désigne proprement de ce conseil d’être assez bête pour ne pas se poser de questions concernant l’usage de mon nœud par exemple. Ce n’est certainement pas à l’aide de ce nœud qu’on peut aller plus loin que de là où il sort, à savoir de l’expérience analytique. C’est de l’expérience analytique qu’il rend compte et c’est en cela qui est son prix. » (P34)

Dans la séance suivante du 14 janvier 1975, il complète ainsi cette affirmation: « ce que je dis… ça intéresse tout le monde… Ce que je dis est un frayage qui concerne ma pratique, un frayage qui part de cette question que bien sûr je ne me poserais pas si je n’avais pas dans ma pratique la réponse. C’est qu’est-ce qu’implique que la psychanalyse opère ? »
C’est donc avec ce nœud borroméen qu’il pense pouvoir rendre compte de l’efficacité de la psychanalyse, en quoi et comment elle opère.

Deuxième règle, règle majeure
Ne pas mettre la charrue avant les bœufs
Ne pas brûler toutes les étapes

Cette règle se trouve énoncée dans la séance du 18 février 1975 de RSI. Elle est énoncée sobrement mais elle n’en est pas moins décisive. Elle pose en effet que ce nœud borroméen est un point d’aboutissement de son enseignement. Il a été amené pas à pas. On ne peut donc en brûler les étapes.

Voici ce qu’il en dit :

« Comment j’y ai abouti ? Il est certain qu’actuellement, enfin si moi bien sûr! j’en ai le fil, c’est à dire, ce qui en fait la consistance, seule permettra d’en trouver le fil,… la suite des séminaires dont vous avez le premier et le dernier… c’est ce qui en donnera ce que je désigne de la consistance. » (p. 90)

Cette règle est importante car on ne peut pas ainsi brûler toutes les étapes. Commencer par la fin des séminaires et les élaborations les plus tardives de Lacan. En procédant ainsi on se prive des moyens de déchiffrage les plus efficaces de ces textes difficiles.

Troisième règle, implicite, elle, est une constante référence au texte de Freud

Cette troisième règle n’a pas été énoncée comme telle par Lacan. Mais on ne peut que la déduire à la lecture des trois séminaires qu’il a consacrés à l’élaboration du nœud borroméen.
Son retour à Freud, annoncé au tout début de son enseignement, n’était pas vaine promesse et s’est maintenu jusqu’à la fin.

Pour le prouver j’en choisis un exemple : le rapprochement effectué par Lacan entre les trois ronds de ficelle du symbolique de l’imaginaire et du réel avec les trois identifications décrites par Freud.

Mais pour que ce rapprochement entre les trois identifications freudiennes et les trois ronds du symbolique de l’imaginaire et du réel qui sont nommés dans le noeud borroméen, je suis obligée de faire un détour par le texte freudien pour rappeler même brièvement comment Freud décrit ces trois sortes d’identifications.

La première s’appelle « identification primaire narcissique au père », au corps du père, elle se produit par « incorporation ». Voici comment Freud la décrit dans le chapitre ayant pour titre « L’identification » : » L’identification est connue de la psychanalyse comme la forme première d’un lien affectif à une autre personne. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’Oedipe. Le petit garçon fait montre d’un intérêt particulier pour son père, il voudrait devenir et être comme lui, prendre sa place en tous points. »
Quelques pages plus loin, dans un autre chapitre de ces Essais de psychanalyse, qui a pour titre « Le moi et le surmoi (idéal du moi) » Freud précise ce qu’est cette forme spéciale d’identification, celle qui précède l’Oedipe et qui pourtant va servir d’assise, de soubassement aux identifications terminales de l’Oedipe :
Car derrière ces identifications se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle… c’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. »
Cette première identification est liée à la phase orale de la libido, celle du cannibalisme. Elle se fait par incorporation.

La deuxième forme d’identification est une « identification à un petit trait de l’objet », à l’objet d’amour ou à l’objet de haine.
Cette identification est celle de la fin de l’Oedipe quand l’objet doit être abandonné du fait de l’interdit de l’inceste. Voici comment Freud la spécifie : « nous ne pouvons alors décrire la situation qu’ainsi ; L’identification a pris la place du choix d’objet, le choix d’objet a régressé jusqu’à l’identification. il est à remarquer que dans ces identifications, le moi copie une fois la personne non aimée, l’autre fois au contraire la personne aimée. Il ne doit pas non plus nous échapper que l’identification… est partielle, extrêmement limitée, et n’emprunte qu’un seul trait à la personne-objet.
Freud donne comme exemple de cette forme d’identification la toux de Dora.
Lacan l’appellera « identification symbolique au trait unaire ».

Troisième forme d’identification, l’identification hystérique au désir de l’Autre. Freud pour la spécifier décrit les symptômes hystériques qui se manifestent chez les jeunes filles d’un même pensionnat. C’est le repérage de ce désir qui produit par sympathie les mêmes symptômes.
Cette identification hystérique au désir de l’Autre est d’ordre imaginaire. C’est par le biais de cette identification, que le désir du père pour une femme oriente le désir du sujet vers son choix d’objet.

C’est donc ainsi que Lacan pour poser les trois du nœud borroméen se réfère à la triple identification freudienne. « Freud est assurément génial. Il est génial en ceci que ce que le discours analytique a fait saillir sous sa plume, c’est ce que j’appellerai des termes sauvages. Lisez Psychologie des masses et Analyse du Moi et très précisément le chapitre l’Identification, pour saisir ce qu’il peut y avoir de génial dans la distinction qu’il y formule de trois sortes d’identifications.

A ce noeud d’énigme de ce chapitre de l’Identification, Lacan propose donc de conjoindre à la première forme d’identification, celle au corps du père par incorporation, le rond du réel, celle de la seconde, identification à un petit trait de l’objet au rond du symbolique, enfin l’identification hystérique au désir de l’Autre au rond de L’imaginaire. C’est trois ronds étant tous liés par le même symptôme. Freud nous donne comme exemple, le symptôme hystérique de Dora qui tousse comme son père et qui y met ainsi en scène les trois formes de son identification.

Alors que Lacan effectue ce rapprochement, il indique que ce nœud borroméen est en quelque sorte l’algorithme qui déchiffre les mécanismes de cette triple identification qui est pour Freud un nœud d’énigmes.
Or si vous avez la curiosité d’aller vérifier la définition de ce qu’est un algorithme vous aurez le plaisir d’y lire ceci “ Un algorithme est la description d’une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée. Par exemple, une recette de cuisine est un algorithme permettant d’obtenir un plat à partir de ses ingrédients! Ce nœud borroméen serait donc la recette qui permet la réalisation du sujet humain, avec cette triple identification qui le constitue.
C’est au cœur de cette triple identification, dont le nœud borroméen est son algorithme que la psychanalyse opère et bien sûr de par les pouvoirs de la parole.

On peut donc inscrire ainsi ces trois formes d’identification nouées ensemble par le symptôme. Symptôme, qui une fois interprété, dans l’analyse, devient Sinthome et même éventuellement, dans sa singularité, Sinthome-il ou Sinthome-Elle.
On peut l’inscrire ainsi sur le noeud borroméen :

En guise de conclusion Je voudrais réaffirmer que c’est en suivant à la lettre ces trois règles, les deux premières étant énoncées par Lacan lui-même, la troisième implicite à son dire :
– S’en servir bêtement.
– Ne pas brûler toutes les étapes
– Et surtout maintenir la nécessité d’un constant retour au texte freudien qu’on peut en effet réussir à aborder de ce que Lacan aborde de la perversion dans les dernières années de son enseignement notamment en abordant les questions de l’écriture de Joyce et de son rapport au père.

Je mets en effet quiconque au défi de réussir à rendre compte avec ce même noeud borroméen, ce que Lacan appelle la “père-version” ou sa version vers le père, sans effectuer un retour non seulement rigoureux mais minutieux aux textes de Freud traitant de la question de l’Oedipe et de sa disparition ainsi que des traces symptomatiques qu’il laisse toujours.

C’est en retravaillant ces textes de Freud, en les réinventant en puisant dans notre expérience de l’analyse, qu’on peut donner toute sa portée à ce que Lacan a avancé au cours des dernières années de son séminaire, notamment avec ce quatrième rond du Nœud borroméen qu’il a appelé le Sinthome et qui laisse trace de cette fonction du père au titre de sa « Père-version ».

(1) « …Ou pire », séance du 9 février 1972.

N.B. J’aimerai bien retrouver l’endroit de l’œuvre de Georges Théodule Guilbaud où il évoque le nœud borroméen, celui qui allait à Lacan « comme bague au doigt ». Ce que j’ai appris de mes incursions sur Internet c’était que Guilbaud s’intéressait aux mathématiques appliquées aux sciences humaines. Mais ce serait vraiment bien de découvrir et de savoir ce que Lacan lui a emprunté dans ses tentatives de mathématiser l’Oeuvre freudienne, dans quel contexte il s’est intéressé à ce nœud, où en somme il a été le dénicher.

 

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