Un extrait de mon livre « Les orthographes du désir » qui vient de sortir chez L’Harmattan. C’est un viens-avec-moi du graphe du désir.
Liliane Fainsilber.
Dans la séance du 9 mai 1962 du séminaire L’Identification, Lacan évoque à nouveau son graphe du désir et il en parle dans un très curieux contexte celui d’une esthétique transcendantale qui serait à reprendre. Cela m’a donné l’occasion de préciser ce qu’est cette esthétique transcendantale en tant qu’elle fait partie de la philosophie kantienne. C’est, d’après ce que j’en ai lu, l’étude des formes a priori de la sensibilité à savoir l’espace et le temps. L’esthétique transcendantale est en effet le nom de la première partie de La critique de la raison pure (Wikipédia). Or l’année de ce séminaire Lacan à propos de cette question de l’identification remet en cause la sphère et s’intéresse beaucoup aux tores. Il présente notamment ce qu’il en est de la Demande et du désir intimement liés, intriqués l’un dans l’autre en tant que la Demande tourne en boucle autour d’un tore et que c’est ce parcours en boucle lui-même autour du tore qui symbolise le désir. Il s’intéresse donc à cette part de l’esthétique transcendantale qui est l’espace mais également au temps puisque c’est dans ce contexte qu’il évoque le graphe du désir comme étant « une cinétique signifiante ».
L’objet a
Lacan à propos du graphe commence à évoquer la fonction fort énigmatique de l’objet a et dans ce but il nous rappelle que cet objet il l’inscrit non pas seulement au niveau de l’image de l’autre (i(a)) mais au niveau du fantasme dont il nous rappelle la formule S barré poinçon de petit a. « De cet objet, il n’est pas du tout à dire que c’est tout simplement l’objet réel mais que c’est l’objet du désir en tant que tel, sans doute originel, mais que nous ne pouvons dire comme tel qu’à partir du moment où nous aurons saisis, appréhendé ce que veut dire que le sujet, en tant qu’il se constitue sous la dépendance du signifiant, comme au-delà de la demande, c’est le désir. Or c’est ce point de la boucle qui n’est pas encore assurée et c’est là que nous avançons et c’est pour cela que nous rappelons l’usage que nous avons fait jusqu’ici du petit a ». Or selon l’usage qu’il en a fait, nous le retrouvons tout d’abord inscrit sur le graphe au niveau du fantasme, plus précisément de la formule du fantasme.
Mais Lacan précise également que cette écriture du fantasme occupe une position homologue du i(a) de l’étage inférieur en tant qu’il est le support du moi, petit m, de même que le fantasme est le support du désir. Comment faut-il interpréter cette homologie ? En voici la réponse « C’est que le fantasme est là où le sujet se saisit dans ce que je vous ai pointé pour être en question au second étage du graphe, sous la forme, reprise au niveau de l’Autre, en ce point de la question « Qu’est-ce que ça veut ? » qui est aussi bien celle qui prendra la forme « Que veut-il ? »… Ceci veut dire que sur le champ et le parcours de cette question le fantasme a une fonction homologue à celle de i(a), du moi idéal, moi imaginaire sur laquelle je me repose ; que cette fonction a une fonction quelquefois pointée et même plus d’une fois, dont il faut ici vous rappeler qu’elle anticipe la fonction du moi idéal, comme vous le marque dans le graphe ceci que c’est par une sorte de retour qui permet quand même un court circuit par rapport à la menée intentionnelle du discours considéré comme constituant, à ce premier étage, du sujet, qu’ici avant que le signifié et le signifiant se recroisant il ait constitué sa phrase, le sujet imaginairement anticipe celui qu’il désigne comme moi» .
Cette phrase est un peu compliquée à déchiffrer mais c’est sa dernière partie qui l’éclaire : en empruntant un court-circuit sur le graphe, l’image du petit autre, i(a), sur lequel prend appui le moi du sujet anticipe la forme qu’il prendra lorsque tous les trajets du graphe ayant été parcourus, ce moi idéal se trouvera étayé par la fonction du fantasme, où le sujet en tant que désir de a, se constitue en référence au désir de l’Autre, en tant que répondant à cette question « que veut-il ? », « comment me veux-t-il, moi ? »
Le court-circuit imaginaire
En vert est dessiné ce court circuit imaginaire, en rose le circuit passant par le haut du graphe et y rencontrant la lettre du signifiant de grand A barré, celle qui marque la rencontre de l’Autre en tant que désirant auquel va répondre la formule du fantasme. On voit également sur ce graphe l’homologie des deux trajets, celui qui va du désir au fantasme et celui qui va de l’image du petit autre au moi l’un inscrit sur le haut du graphe, l’autre sur le bas.
A noter que le fait d’isoler ces deux trajets (vert et rose) n’exclut pas le parcours des autres, notamment ceux qui concernent les allées et retours entre le message et le grand A comme lieu du code, car c’est en effet dans la parole de la mère que l’enfant se repère quant à ce qu’il en est de son désir et quant à la façon dont il pourra coïncider avec ce désir comme son objet métonymique.
Le temps et l’espace
Quoiqu’il en soit l’important c’est ici de repérer le fait que Lacan se sert de cette inscription du Moi sur le graphe pour montrer comment il se constitue à l’aide de ces deux trajets, l’un étant en court-circuit par le trajet imaginaire mais surtout pour introduire la dimension du temps et non plus seulement de l’espace : « Le graphe est fait pour montrer déjà ce type de nœud que nous sommes pour l’instant entrain de chercher au niveau de l’identification. Les deux courbes s’entrecroisant en sens contraire, montrant que synchronisme n’est pas simultanéité, sont déjà indiquant dans l’ordre temporel ce que nous sommes entrain d’essayer de nouer dans le champ topologique. Bref, le mouvement de succession, la cinétique signifiante, voici ce que supporte le graphe. Je le rappelle ici pour vous montrer la portée du fait que je n’en ai pas fait tellement état doctrinal, de cette dimension temporelle […] mais c’est quand même – ici je prends acte pour vous l’indiquer – là qu’il nous faudra en venir pour en constituer non plus une cinétique mais une dynamique temporelle, ce que nous ne pourrons faire qu’après avoir franchi ce qu’il s’agit de faire pour l’instant, à savoir le repérage topologique spatialisant de la fonction identificatoire. »
Cinétique signifiante et dynamique temporelle
La question qui se pose est celle de savoir ce que serait cette « dynamique temporelle » par rapport à cette « cinétique signifiante » que représente le graphe. Il me semble que sur le graphe s’inscrivent des trajets, des parcours sur lesquels le flux signifiant, si on peut le nommer ainsi, circule sur tous les trajets à la fois pour venir s’achever en IA, qui est le point de l’Identification symbolique que Lacan a isolée en tant que « Trait Unaire ». Cependant si le graphe rend compte du mouvement et donc du temps qu’implique ce mouvement il ne rend pas pour autant en compte les transformations que ces trajets subjectifs impliquent. Par exemple dans ces temps de l’identification que le graphe inscrit, on ne retrouve pas trace de ce que Lacan a précisé les trois temps logiques qualifiés de l’instant de voir, du temps pour comprendre, et du moment de conclure. Or ces trois temps logiques sont impliqués dans toutes ces opérations subjectives d’identification comme en témoigne l’exemple des trois prisonniers sommés de savoir quel est le disque qu’ils portent dans le dos et qui les marquent.
Pour conclure on peut dire tout d’abord que le graphe ne rend donc compte que d’une cinétique signifiante. Tous les trajets du graphe sont parcourus en même temps pour arriver au niveau de sa pointe extrême celle où s’inscrivent les deux lettres IA de l’identification symbolique, mais sans pouvoir indiquer les transformations subjectives qui sont induites par ces parcours. Le graphe ne tient aucunement compte du fait qu’il s’agit pour le sujet d’une course d’obstacle.
La rétro-activité
Ce qu’il faut aussi souligner c’est le fait que, par rapport à ces trajets, il y a souvent un effet de rétro-activité. Par exemple, quand les deux lettres IA viennent s’inscrire en fin de parcours sur le graphe ce n’est que par voie rétroactive que le sujet barré vient s’inscrire, lui au départ de la chaîne intentionnelle. C’est logique puisque ce qui définit le sujet c’est d’être représenté par un signifiant – c’est cet IA – pour un autre signifiant. Pour rendre compte de cet effet rétroactif Lacan utilise souvent un temps du verbe précieux celui du futur antérieur : il aura été. De même, la phrase effectivement prononcée qui vient se boucler au niveau du message ne prend son sens, qu’une fois arrivée à sa fin.
Sens unique et double sens
En guise de conclusion, dans ce séminaire de l’Identification, si on repère tout d’abord la dimension de temporalité que souligne Lacan, en définissant le graphe comme une « cinétique signifiante » on peut aussi remarquer que parmi ces différents trajets du graphe la plupart sont à sens unique (flèches rouges), mais que certains peuvent être empruntés en double sens : ce sont des segments en quelque sorte appendus aux deux chaînes, la chaîne de la signification et la chaîne signifiante ( flèches bleues).
Moi idéal et Idéal du moi
Mais outre les deux places différentes de l’objet petit a qui s’inscrit une première fois comme inclut dans l’image du petit autre, donc au niveau imaginaire, une seconde fois, au niveau de l’écriture du fantasme qui se lit sujet désir de petit a, en se souvenant que, suivant l’une des définitions que Lacan en a donné, « le fantasme est un imaginaire qui prend fonction signifiante », on peut aussi y distinguer les deux fonctions différentes du Moi idéal et de l’Idéal du moi en tant qu’elles sont situées en deux places différentes sur le graphe.
Ceci est un extrait de mon livre paru en juillet 2017 chez L’Harmattan, Les orthographes du désir. C’est un Viens-avec-moi de ce graphe du désir.