La Terrifiée de la Villa des mystères

 

Ceci n’est qu’une ébauche, une esquisse d’un travail à approfondir. Dans le séminaire Encore Lacan s’est intéressé à la question de la jouissance féminine, jouissance qu’il a dédoublée : à la jouissance phallique, il a ajouté, pour elles, les femmes, une « jouissance supplémentaire », une « jouissance au-delà du phallus ». Il y aurait donc pour elle d’une part une jouissance phallique, d’autre part cette jouissance supplémentaire qui, si elle est définie comme étant dans un delà du phallus, implique donc la présence, même la toute puissance, de ce signifiant phallique.

Cependant bien avant ce séminaire Encore on trouve des traces de cette préoccupation de Lacan quant à ce qu’il en est de la jouissance féminine. On peut en repérer différentes étapes, mais je pense que les plus importantes se trouvent dans le séminaire de La logique du fantasme. C’est là que cette question commence à prendre forme pour lui.

Ainsi dans le séminaire Encore, s’il indique que, quant à cette question de la jouissance, les femmes ne nous disent pas tout , dans ce séminaire antérieur de plusieurs années, La logique du fantasme, il affirme que si elles n’en parlent pas, c’est qu’elles sont littéralement terrifiées. De quoi pourraient-elles être terrifiées ? Est-ce par ce qu’elles pourraient avoir à en dire ?Dans ce séminaire il commence à s’intéresser à l’acte sexuel mais il n’a pas encore affirmé qu’il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire. Il y parle pour l’instant de copulation.Je cite ce long passage parce que c’est celui qui mérite d’être longuement explicité :

« Quand nous copulons, nous autres qui sommes parvenus à la maturité génitale, nous aurions référence à la personne, ainsi s’exprimait, il y a presque vingt cinq ou trente ans, spécialement dans le cercle des psychanalystes français qui ont, après tout bien leur intérêt dans l’histoire de la psychanalyse […] Et bien rien n’est moins sûr, car précisément poser la question de l’objet intéressé dans l’acte sexuel, c’est introduire la question de savoir si cet objet est l’homme ou bien un homme, la femme ou bien une femme. Bref c’est l’intérêt de ce mot acte d’ouvrir la question, qui vaut bien après tout d’être ouverte […] de savoir si dans l’acte sexuel … si ça a rapport à l’avènement d’un signifiant représentant le sujet pour un autre signifiant ou si ça a la valeur de ce que j’ai appelé dans un autre registre la rencontre à savoir la rencontre unique, celle qui une fois arrivée est définitive… Que ce soit la personne en tout cas peut faire doucement sourire quiconque a un petit aperçu de la jouissance féminine. Alors que précisément ce dont il s’agit c’est de sa jouissance. Il y a une chose très certaine et qui vaut la peine d’être signalée, remarquée : c’est que la psychanalyse sans une question telle que celle que je viens de produire rend incapables tous les sujets installés dans son expérience, nommément les psychanalystes de l’affronter le moindrement. Les mâles, la preuve en est faite surabondamment. Cette question n’a jamais fait un pas qui soit sérieux venant d’un sujet apparemment défini comme mâle par sa constitution anatomique. Mais la chose la plus curieuse, c’est que les psychanalystes femmes en approchant ce thème montrent tous les signes de défaillance qui ne suggère qu’un fait ; c’est quelles sont absolument, par ce qu’elles pourraient avoir là-dessus à formuler, terrifiées. De sorte que la question de la jouissance féminine ne semble pas d’ ici un jour prochain, être remise vraiment à l’étude » .

Lacan élimine donc la question de la personne, mais laisse dans l’ombre les autres aspects de ce qu’est l’objet dans l’acte sexuel. Il ne nous dit pas si c’est un homme ou l’Homme, une femme ou La femme, encore moins si c’est une rencontre, rencontre qui ne peut être que manquée. Ce qui laisse penser que ce serait plutôt à cela qu’il faudrait s’attendre c’est justement ce qu’il nous en indique dans ce même séminaire, que l’acte sexuel est toujours répétition de la scène oedipienne, répétition de la scène primitive, qui est également celle nommée « scène originaire » qui est celle de la naissance du sujet.

Mais la partie de ce passage qui, mérite notre attention est ce que Lacan énonce de cette terreur des femmes éprouvée par rapport à ce qu’elles pourraient avoir à dire de leur jouissance. Or curieusement cette question de la terreur et de la terreur féminine est évoquée dans le séminaire des Non dupes errent, certes simplement évoquée, à propos de l’illustration qui figure sur la couverture de son texte Télévision paru au Seuil. C’est la reproduction d’une fresque de la villa des mystères à Pompeï. Une femme effrayée, terrifiée, y est représentée devant une sorte de personnage armé d’un flagellum, d’un fouet, c’est un démon.

Evoquant cette fresque il parle de la vertu de la pudeur, comme étant la seule vertu qui tienne le coup, s’il n’y a pas de rapport sexuel. « Voilà bien en quoi, indique-t-il, je trouve du génie à la personne qui a fait sortir une certaine Atterita sur la couverture de ma Télévision … ça fait partie d’une scène où le personnage central, celui qui donne son sens à tout le tableau c’est un démon… le démon de la pudeur. Il n’est pas spécialement drôle, c’est même pour ça que la personne, l’atterita, écarte les bras avec un peu d’affolement. » (12 mars 1974 les noms du père).

Les interprétations de ces fresques sont différentes selon les historiens, pour les uns ce sont des préparatifs de mariage, pour les autres, une initiation au culte de Dionysos. En ce qui concerne les interprétations analytiques que nous pourrions en donner, les deux versions pourraient être intéressantes : S’il s’agit de préparation de la jeune épousée aux cérémonies du mariage, nous serions renvoyés au grand texte de Freud qui a pour nom « Le tabou de la virginité » où nous pourrions déjà avoir une petit idée de ce qui bien terrifier les femmes si elles se risquaient non seulement à dire, mais à assumer, à prendre conscience de ce qu’il en est de leur jouissance. Aussi bien nous pourrions compléter cette lecture par le texte d’Abraham sur le complexe de castration féminin où il décrit notamment un beau cas de phobie du mariage et quelles en sont les raisons inconscientes.

Si nous adoptions la seconde version, celle de la célébration du culte de Dionysos, là de même, nous n’aurions qu’à nous laisser entraîner vers la magnifique tragédie d’Euripide « Les bacchantes » pour avoir là aussi une bonne approche de ce qui pourrait bien terrifier une femme lorsqu’elle est saisie de la mania divine et qu’elle tombe en transe, suivant la troupe des ménades. On parle toujours du devin Tirésias qui avait une sorte de double savoir, celui d’un homme et celui d’une femme. Mais le savoir d’Euripide sur la jouissance féminine n’a peut-être pas été encore apprécié à sa juste valeur. Il vaudrait la peine de lui rendre cet hommage.

Encore un autre écho à ce que sont ces cultes dionysiaques, la phrase à laquelle Lacan se réfère dans le séminaire de l’Ethique de la psychanalyse, une traduction d’Héraclite : « Si, certes, ils ne faisaient cortèges et fêtes à Dionysos en chantant les hymnes – et c’est ici que commence l’ambiguïté aidoioisin anaidestata Eisgast àn , qu’est-ce qu’ils feraient ? Les hommages les plus déshonorants à ce qui est honteux. Et, continue Héraclite, c’est la même chose qu’Hadès et Dionysos, pour autant que l’un et l’autre mainontai, ils délirent et qu’ils se livrent aux manifestations des hyènes » . On ne peut pas traduire autrement. C’est ce dont il s’agit dans les cortèges liés à l’apparition de toutes sortes de formes de transes, c’est à proprement parler les cortèges bacchiques ».

« C’est la même chose qu’Hadès et Dionysos ». Comment dès lors ne pas être terrifiée ? C’est ce que semble démontrer cette grande fresque de la Villa des mystères.

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