La mal armée; Les affres du complexe de castration féminin

 

Freud, mis au banc des accusés par les féministes, pourrait-il, de nos jours, être acquitté? La bataille n’est peut-être pas gagnée d’avance, sans doute aurait-il besoin, pour assurer sa défense, d’un bon avocat. Nous trouvons en effet dans sa correspondance une lettre (1) bien compromettante où Freud avoue son peu d’enthousiasme pour l’émancipation des femmes. Il se demande, au nom de quels avantages, elles pourraient souhaiter acquérir des droits civiques, dont le droit de vote, des droits juridiques, le droit de gérer leurs biens et surtout des droits aux études, un accès au monde de la culture, celui des lettres, des sciences et des arts? Telle est la question que se pose Freud. Il est sûr que Martha, sa fiancée, n’a pas à souhaiter de telles réalisations pour elle-même, elle trouvera le bonheur dans la douceur de son foyer, auprès de son mari et de ses enfants.

Nous ne pouvons bien sûr que regretter le fait que l’inventeur de la psychanalyse ne se soit pas fait le porte-parole des femmes pour les aider à acquérir ces droits, tout comme l’avait fait Condorcet au moment de la révolution française et un peu plus tard Jones Stuart Mill, mais sans nuldoute, Freud a été simplement victime des préjugés de son époque et de son milieu. Mais ceci est d’autant plus surprenant qu’il avait lui-même traduit en allemand l’ouvrage de Stuart Mill « De l’émancipation des femmes » (2).

Tout bien pesé, puisque cette lettre adressée à Martha est datée de 18.., nous pouvons peut-être accorder à Freud des circonstances atténuantes, au nom du fait qu’il n’avait pas encore inventé la psychanalyse et donc découvert, pour lui-même, les effets peu souhaitables du complexe de castration.

La guerre des sexes

En effet serrés l’un contre l’autre, un homme et une femme peuvent s’aimer mais peuvent aussi se dresser l’un contre l’autre. Cette guerre des sexes est liée aux séquelles du complexe de castration, celui des hommes comme celui des femmes.

Les relations d’amour et de haine entre les hommes et les femmes sont donc inscrites très tôt dans leur double destin, dès l’enfance, au moment de la découverte de la différence des sexes.

Le petit garçon, après avoir longtemps hésité sur la réalité de sa découverte, celle de l’absence de phallus d’une femme, une fois celle-ci acceptée, déplacera son intérêt pour cet organe sur une autre partie du corps de la femme, ce qui lui permettra de l’aimer, mais il pourra aussi éprouver un certain mépris pitié ou horreur pour cette créature mutilée.

La petite fille sera, elle, profondément dévalorisée à ses propres yeux. Elle n’éprouvera plus qu’envie, jalousie et désir de vengeance envers ces garçons, ces hommes mieux pourvus qu’elle, ces heureux possesseurs de l’organe tant convoité, sauf si elle réussit à pouvoir se dire aimée d’un homme et à attendre de lui ce dont elle a été privée.

Les Amazones, ces femmes guerrières

Quels peuvent être les effets néfastes du complexe de castration féminin? Le mythe des Amazones nous en donne une idée, ce sont des femmes guerrières et chasseresses. Elles se brûlent le sein droit pour pouvoir tirer à l’arc. Elles renvoient à leurs pères, des étrangers, tous leurs enfants de sexe mâle et ne gardent auprès d’elles que leurs filles. Elles vivent donc entre femmes. Ce mythe a très peu inspiré les écrivains et beaucoup plus les peintres et les sculpteurs mais ces Amazones sont souvent représentées blessées.

Jones donne un exemple très proche de ce mythe des Amazones, avec ce qu’il appelle le rêve heureux d’une féministe. Ce rêve a été inventé par un savant, un homme nommé Vaerting, qui a écrit un ouvrage « The dominant sex ». Il y décrit, d’une façon tout à fait fantasmatique et fantaisiste, un « état matriarcal originaire » qui n’a jamais existé dans lequel le sexe prédominant est celui des femmes : « Nous apprenons notamment dans ce livre que, non seulement les enfants n’appartiennent qu’à la mère – le père n’ayant aucun lien de parenté avec eux… mais encore que ce sont les femmes qui détiennent le droit de propriété. La femme a le rôle du soupirant, elle peut avoir autant de maris ou d’amants qu’il lui plaît pour autant de temps qu’elle le veuille… le mari n’existe que pour le plaisir sexuel qu’il procure à sa femme, ainsi que pour le travail qu’il effectue sous ses ordres; quant aux autres aspects de son rôle, ils rappellent ceux que l’on tolère du frelon dans la ruche… Jones rajoute ce petit commentaire : « On a ici la représentation du rêve heureux d’une féministe, la vision d’un paradis dont elle aurait été chassée par la révolte masculine, mais qu’elle espère retrouver un jour »3. Jones a sans nul doute raison mais il oublie ce faisant que ce texte a été écrit par un homme, et que cette description du pouvoir sans limites des femmes trahit donc, avant tout sa propre crainte de la toute puissance des femmes, quand aucun homme, investi de la fonction paternelle, n’intervient pour en marquer les limites.

Un exemple qui ne manque pas de sel

J’ai emprunté à nouveau à Jones un exemple de ces effets néfastes du complexe de castration mais cette fois-ci du côté des hommes. Il décrit la nécessité pour certains hommes de se rassurer devant les dangers de la castration par une surestimation virile. Ils éprouvent un solide mépris à l’égard des femmes qui masque en fait leur craintes de se voir châtrés par elles. Jones le décrit dans un article sur le symbolisme du sel dans le folklore et la superstition4. Il indique que le sel est posé en équivalence avec le sperme et surtout l’urine et pour le démontrer il cite donc quelques titres de journaux. Nous sommes en 1912.

Jones écrit : « Dans le folklore et la superstition, le sel de façon caractéristique, représente le principe mâle, actif, fertilisant. On peut apprécier la vérité de cette dernière phrase en observant quelques titres de la presse quotidienne, où on a l’occasion de lire : l’homme, « sel de la terre », la science contre les partisans du droit de vote des femmes :

« Tandis que les suffragettes clament partout leur égalité avec l’homme- si ce n’est leur supériorité sur lui – , il appartenait aux savants d’établir que l’homme est littéralement « le sel de la terre ». Deux célèbres hommes de science français viennent de rendre public le résultat d’une longue série d’expériences, qui les convainquent qu’aucun doute n’est permis: la femme de par l’infériorité de la teneur de son sang en chlorure de sodium, ne saurait être l’égale de l’homme… » L’acte d’accusation ne s’arrête pas là; en effet ces savants déclarent ensuite que leur recherche en physiologie et en psychologie prouve l’infériorité de la femme par rapport à l’homme dans tous les domaines – intelligence, bon sens et force physique. Inutile donc de poursuivre, nous retrouvons là, déployés, explicités en toute naïveté, tous les ingrédients qui fondent le racisme.

Une étude studieuse de l’envie du pénis dans le texte de Freud

Comment, malgré les effets désastreux de cette mauvaise rencontre que constitue la découverte de la différence des sexes comment y a-t-il un amour possible entre un homme et une femme?

La voie féminine qui permet cette expérience de l’amour ne peut être abordée qu’avec l’aide du concept clé du complexe de castration féminin que Freud a nommé « Pénisneid » et qui est traduit en français par le terme « Envie du pénis » (5 ).

On ne peut, pour saisir toute sa portée conceptuelle, se contenter de cette formule lapidaire donnée par Freud: « La petite fille est dès lors en proie à l’envie du pénis ».

Chacune des occurrences de ce terme est, en effet, essentielle à retrouver et à replacer dans son contexte, pour mieux saisir, tout d’abord, avec quelles difficultés, mais aussi avec quel brio, Freud a réussi à explorer ce champ resté encore de nos jours très mystérieux de la sexualité féminine.

1905 – Premier constat clinique

Le Pénisneid apparaît pour la première fois dans « Les trois essais sur la théorie de la sexualité »(6). Le garçon, lui, souffre d’un complexe de castration, craintes et angoisses relatives à la perte de son propre pénis. La fille, elle, est en proie à l’envie du pénis, au Pénisneid, qui s’exprime dans le désir d’être « à son tour » un homme.

Cette envie du pénis est un terme et pour cause réservé aux femmes mais il n’est encore que juxtaposé au complexe de castration. Celui-ci n’est, dans ce premier repérage, que l’apanage des hommes.

1914 – premier constat théorique : à chacun son complexe

L’envie du pénis est décrite comme étant la forme même du complexe de castration féminin dans le texte « Pour introduire le narcissisme (7) ».

Il est décrit dans le cadre, ou le contexte, d’une grave atteinte narcissique que subissent les enfants des deux sexes. Le complexe de castration est posé pour la fille et pour le garçon.

Il est différent pour chacun des sexes : angoisse concernant le pénis pour le garçon, envie du pénis pour la fille. Ce complexe est la plus importante des « perturbations auxquelles est exposé le narcissisme originaire de l’enfant ». Il provoque des « réactions de défense contre ces perturbations » et détermine « les voies dans lesquelles il est forcé de s’engager. Le complexe de castration constitue une pièce maîtresse qui attend encore d’être travaillée ».

1914- « Moi la mal venue, la mal armée, comment pourrais-je être aimée? »

Toujours dans ce même texte, « Pour introduire le narcissisme », Freud commence à décrire le destin féminin en posant le fait que le complexe de castration, l’envie du pénis, détermine la forme la plus typique du choix d’objet féminin. Il oppose tout d’abord « le plein amour d’objet selon le type par étayage dont le modèle est celui de la femme qui nourrit ou de l’homme qui protège – au type narcissique, celui où on s’aime soi-même dans l’autre. Puis précise que dernier choix correspond au « type féminin le plus fréquent et vraisemblablement le plus pur et le plus authentique. Dans ce cas, il semble que le développement pubertaire, la formation des organes sexuels féminins qui étaient restés jusque là à l’état de latence provoque une augmentation du narcissisme originaire … Il s’installe, en particulier dans le cas d’un développement vers la beauté, un état où la femme se suffit à elle-même …de telles femmes n’aiment, à proprement parler, qu’elles-mêmes, à peu près aussi intensément que l’homme les aime. Leur besoin ne les fait pas tendre à aimer mais à être aimées et leur plaît l’homme qui remplit cette fonction » (8).

Soulignons ce fait si, selon le dire de Freud, les femmes choisissent, de préférence, leur objet d’amour selon un mode narcissique, qu’elles s’aiment, avant tout, elles-mêmes, dans l’autre, c’est là qu’elles remplissent le mieux leur fonction dans la rencontre sexuelle : Elles répondent, en effet, à cette nécessité de se faire, elles-mêmes, objets d’amour des hommes, objets recelant cette »agalma », cette merveille, qui n’est que cet objet perdu, cause du désir, toujours en vain recherché. On mesure donc ici, en 1914, l’un des premiers effets structuraux de ce Pénisneid décrit par Freud, le fait qu’il détermine le type féminin de choix d’objet.

Ce choix d’objet est donc décrit comme une réaction de défense, une façon de remédier à cette grave perturbation du narcissisme originaire qu’a été, pour elle, la découverte de son absence de pénis.

1916 – L’injustice d’être une femme

En raison des préjudices qu’elles disent avoir subis, du fait de leur privation phallique, les femmes estiment très souvent avoir droit à des compensations. Elles espèrent, au titre des dommages subis, échapper aux contraintes dues à la vie. Passe-droits et privilèges devraient leur être acquis. Freud évoque ces exigences féminines dans un bien singulier contexte en citant une tirade de Richard III, un personnage difforme et malformé de Shakespeare : « Moi qui ne suis pas formé pour les galants ébats ni fait pour courtiser la luxure au miroir, moi le mal équarri à qui la majesté de l’amour fait défaut pour m’aller pavaner devant une nymphe… moi qui suis amputé des charmes corporels …difforme, inachevé, dépêché avant terme en ce monde où on respire, à peine mi-bâti et de si boiteuse et déplaisante manière que les chiens aboient quand je claudique près d’eux …eh bien dès lors je suis résolu de m’avérer un scélérat et d’exécrer leurs vaines amusettes (9) ».

Freud souligne, bien sûr, le fait que le dramaturge éveille la connivence du lecteur ou du spectateur, sa sympathie à l’égard des désirs de vengeance du duc de Gloucester, que les hommes et les femmes sont concernés mais il rajoute surtout ceci: « Nous ne voulons pas quitter les exceptions sans observer que la prétention des femmes aux privilèges et à la libération de tant de contraintes dues à la vie repose sur le même fondement. Comme nous l’apprenons par le travail psychanalytique, les femmes se considèrent comme lésées dès leur enfance et raccourcies d’un morceau et tenues à l’écart, sans qu’il en soit de leur faute et l’amertume de tellement de filles à l’égard de leur mère prend finalement racine dans le reproche que celle-ci les a fait naître femme au lieu de les avoir fait naître homme ».

Dès cette date, 1916, Freud a donc déjà bien repéré les raisons fondamentales de la haine de la petite fille pour sa mère liée à son absence de pénis(10).

1917 – La grande « équation symbolique »: « Selles = argent = cadeau = pénis = enfant »

Cette équation, qui est décisive pour toute approche de la sexualité féminine, apparaît, pour la première fois, dans le texte « Sur les transpositions des pulsions et plus particulièrement dans l’érotisme anal. »

Freud indique comme point de départ de son élaboration « le fait que selon toute apparence dans les productions de l’inconscient – idées, fantasmes et symptômes – les concepts d’excrément (argent, cadeau) d’enfant et pénis se séparent mal et s’échangent facilement entre eux… Ces éléments sont fréquemment traités dans l’inconscient comme s’ils étaient équivalents les uns aux autres et comme s’ils pouvaient se substituer sans inconvénients les uns aux autres ».

C’est grâce à chacune de ces équivalences symboliques que se trace le destin sexuel d’une femme, destin qui rend possible sa rencontre amoureuse avec un homme. Elle troque en effet son envie du pénis contre le désir de recevoir un enfant en cadeau.

1917 – L’envie du pénis est le support des symptômes névrotiques

La névrose révèle toujours les impasses ou les difficultés de devenir une femme. La névrose maintient en effet cette dernière du côté de la virilité et témoigne de la prévalence de ses identifications viriles : « Si on explore assez profondément, écrit Freud, la névrose d’une femme, il n’est pas rare qu’on finisse par buter sur le désir refoulé qu’elle a de posséder comme l’homme un pénis » (11). Mais de plus, à tous les moments de sa vie, lorsque pour une raison ou pour une autre son désir d’enfant ne peut être satisfait, il reprend aussitôt son ancienne forme, il redevient, par reflux de la libido, envie du pénis et le « porteur des symptômes névrotiques ».

Mais cette envie du pénis peut aussi favoriser, pour une femme, « le plein amour d’objet, lorsqu’elle réussit à transposer son amour de l’organe au porteur de celui-ci ». Cette extension de l’amour du pénis à l’homme est une variante ou une répétition de ce qui avait déjà eu lieu lorsque l’enfant avait étendu son amour du sein à la mère porteuse de celui-ci.

1917- De l’amour de l’organe à l’amour d’une femme pour un homme

Freud avance donc, dans ce texte et pour la première fois, ce que serait une position féminine dite normale, celle où le désir du pénis serait transformé en désir de l’homme, indépendamment de son désir supplémentaire d’obtenir un enfant de lui. « Nous pourrions indiquer, écrit-il, quel destin connait le désir infantile d’avoir un pénis lorsque les conditions de la névrose sont absentes dans la vie ultérieure. Il se change alors en désir de l’homme, autrement dit, il agrée l’homme en tant qu’appendice du pénis …Pour ces femmes il devient alors possible d’avoir une vie amoureuse selon le type masculin de l’amour d’objet qui peut s’affirmer à côté du type proprement féminin dérivé, lui, du narcissisme »(12). Mais à tous moments, Freud le souligne, il peut y avoir régression du désir d’enfant au désir de l’organe et aussi bien, régression de l’amour pour l’homme au pénis de celui-ci.

L’envie du pénis subit donc trois destins : soit elle se maintient intacte mais refoulée dans la névrose, soit se transforme en désir d’enfant soit se transfère par extension et devient désir de l’homme et pas seulement de son sexe.`

Le désir d’enfant, lui, joue des deux versants, il participe tout à la fois aux manifestations de la névrose et à celles de la féminité dite normale.

C’est en fonction des transformations du Pénisneid, en rapport avec la présence ou non de la névrose, que nous mesurons beaucoup mieux la portée de ce qu’avançait Lacan à propos du complexe de castration: « on sait que le complexe de castration inconscient a une fonction de noeud :

1- Dans la structuration dynamique des symptômes au sens analytique du terme, nous voulons dire de ce qui est analysable dans les névroses, les perversions et les psychoses.

2- Dans la régulation du développement qui donne sa ratio à ce premier rôle, à savoir l’installation dans le sujet d’une position inconsciente sans laquelle il ne saurait s’identifier au type idéal de son sexe, ni même répondre sans de graves aléas aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle, voire accueillir avec justesse ceux de l’enfant qui s’y procrée »(13).

1925 – Effets structuraux du Pénisneid

Une phrase, une formule extraite du texte de Freud « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes » permet de les repérer d’emblée: « Elle a vu cela, elle sait qu’elle ne l’a pas, elle veut l’avoir ». Elle permet en effet de répartir les trois champs distincts de la névrose, de la psychose et de la perversion avec l’aide ce ces trois verbes : Voir, savoir, avoir.

 

Mais cette même formule permet aussi de montrer comment l’envie du pénis structure certes la névrose, supporte les symptômes, mais trace aussi les chemins de la féminité. Je replace donc cette phrase dans son contexte pour pouvoir lui donner sa pleine portée:

Freud annonce, dans cet article, pour la première fois, sa découverte du pré-Oedipe de la petite fille, ce qu’il appelle la longue préhistoire du complexe d’Oedipe qui est caractérisée par les liens particulièrement intenses de la petite fille à sa mère.

Il part, pour les décrire, de ce qui est commun à la fille et au garçon, à savoir que tous deux découvrent le plaisir lié à la zone génitale : « selon une remarque du vieux pédiatre Linder, c’est pendant le plaisir de la succion (suçotement) que l’enfant découvre la zone génitale source de plaisir – pénis ou clitoris – Le pas suivant, dans la phase phallique, est une découverte lourde de conséquence qui échoit à la petite fille. Elle remarque le grand pénis bien visible d’un frère ou d’un camarade de jeu, le reconnaît tout de suite comme la réplique supérieure de son propre petit organe caché et elle est dès lors victime de l’envie du pénis ». `

Freud oppose maintenant les deux modes de réactions de la fille et du garçon devant leur découverte de l’autre sexe. Tandis que le garçon remet à plus tard la nécessité de tirer les conséquences de sa découverte, la fille, elle « a jugé et décidé ». « Elle a vu cela, elle sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir14 ». Dans les phrases qui suivent surgit, à ce moment là, un terme très difficile à saisir, à cerner, le terme « complexe de masculinité ».

« C’est, ici, écrit Freud, que se branche le complexe de masculinité de la femme, complexe qui peut éventuellement lui préparer de grandes difficultés dans son développement régulier si elle ne réussit pas à le surmonter rapidement ». Ce complexe de virilité revêt au moins deux formes, soit elle admet qu’elle ne l’a pas mais espère l’avoir un jour, soit il y a déni – le terme allemand est Verleugnung – La petite fille refuse d’accepter le fait de sa castration, elle s’entête dans sa conviction qu’elle possède bien un pénis et est contrainte par la suite de se comporter comme si elle était un homme ». Ce complexe de virilité est défini par Freud comme une formation réactionnelle.

Par contre, lorsque la prise en compte de la privation phallique est assurée, lorsque la petite fille admet ne pas l’avoir, Freud décrit alors toute une série de conséquences psychologiques d’une très grande importance : blessure narcissique, sentiment d’infériorité.

Jalousie avec un léger déplacement qui, au dire de Freud, serait l’apanage des femmes. Mais surtout trois ordres de faits, de conséquences qui constituent les conditions mêmes d’une juste position féminine :

– relâchement de la relation tendre à la mère qui est rendue responsable de cette castration.

– abandon de la masturbation, ce qui constitue en soi une étape importante car elle implique aussi un abandon de la virilité : « La masturbation du clitoris, indique Freud, est une activité masculine et l’élimination de la sexualité clitoridienne est une condition du développement de la féminité ».

Donc premier point acquis, premier effet, abandon de la masturbation. Deuxième point, l’envie du pénis détermine maintenant un changement d’objet, le passage de la mère au père qui est, à son tour, élu comme objet d’amour. Freud évoque, à nouveau, le complexe de masculinité à la fin de l’Oedipe : « Lorsque plus tard ce lien au père fait naufrage et doit être abandonné, il peut céder devant une identification au père par laquelle la fille revient au complexe de masculinité, auquel elle se fixe éventuellement ».

Avec ces quatre verbes, voir, savoir, avoir et vouloir, une approche de la structure, selon ces trois modes, psychose, névrose et perversion

En effet si nous reprenons cette phrase : « Elle a vu. Elle sait qu’elle ne l’a pas. Elle veut l’avoir », avec ces trois verbes, nous pouvons inscrire sur un tableau les trois registres de la psychose, de la perversion et de la névrose :

 

– Nous pouvons donc poser le refus de voir comme étant du registre de la psychose avec le concept forgé par Lacan, la forclusion, isolé dans le texte freudien et défini comme un rejet de la perception.

– Le refus de savoir définirait la forme même du déni donc marquerait le registre de la perversion.

– Le refus de ne pas l’avoir permettrait enfin de distinguer du déni, le complexe de masculinité qui, lui, est du registre de la névrose. En effet, dans le cas de la névrose, il y a refus de ne pas l’avoir et non pas, comme dans la perversion, refus de le savoir.

– Seul le verbe Vouloir – vouloir l’avoir – inscrit le Pénisneid, l’envie du pénis proprement dite. Il permet donc à une femme l’accès de la féminité puisqu’il implique l’acceptation de sa privation phallique et introduit la dimension du désir.

D’ailleurs, à un certain moment, celui où la petite fille convoite le pénis de son père, Freud pour indiquer cette transformation ne parle plus d’envie du pénis mais du désir du pénis. Ces chemins de la féminité tracés par ces trois verbes sont semés d’embûches, celles surtout que provoque la névrose.

de Freud à Lacan

La phrase de Freud se révèle, non seulement fructueuse, pour décrire les conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes et ses effets sur les trois registres de la psychose, névrose et perversion, mais elle a encore une autre efficacité si nous la complétons de cette adjonction : « Pour pouvoir l’être ».

« Elle a vu, elle sait qu’elle ne l’a pas, elle veut l’avoir »… pour pouvoir l’être, pour pouvoir être ce phallus, cet objet du désir de l’Autre.

J’ai choisi un rêve qui explicite cette nouvelle formulation et donc ce passage des élaborations théoriques de Freud à celles de Lacan. C’est le rêve de Renée, une analysante de Maurice Bouvet, rêve qui est le plus explicite quant à ce désir de l’avoir pour pouvoir l’être.

Le rêve des lampions

L’histoire de Renée est donc racontée par Maurice Bouvet dans un article intitulé « Incidences thérapeutiques de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine »15. Cette observation a été, par la suite, très longuement commentée par Lacan dans son séminaire « Les formations de l’inconscient », justement pour démontrer ce passage de l’envie du pénis au désir du phallus. Cette modification théorique ou conceptuelle est nécessaire puisqu’elle permet aux analystes de franchir un obstacle, les impasses de la fin d’une analyse, lorsque, selon l’aveu de Freud, elle vient s’échouer sur le roc du complexe de castration, sur l’irréductible de l’envie du pénis et y faire naufrage. Cette formule, « elle veut l’avoir pour pouvoir l’être » indique donc les raisons de cette transmutation nécessaire du pénis – en tant que simple organe – au Phallus, en tant que celui-ci devient le symbole de ce qui manque à la mère, de ce qui la fait désirante.

Renée était donc obsessionnelle. Dés la puberté, elle vivait dans la crainte d’étrangler son père ou de jeter des épingles dans le lit de ses parents. Devenue adulte, elle souffrait d’obsessions tout à fait typiques, craintes d’empoisonner les siens avec des rognures d’ongles, craintes de contracter, elle-même la syphilis, et de contaminer ainsi ses enfants. Un rêve fait en cours d’analyse nous mène au cœur de la structure de sa névrose obsessionnelle, y manifestant en clair son désir d’avoir le phallus pour pouvoir être l’objet phallique de sa mère, celui qu’elle aurait préféré entre tous. Bouvet raconte: « Elle produisit… successivement deux ou trois autres rêves dans lesquels son désir d’identification masculine avec possession phallique, et la signification de ce désir, dans le cadre de ces relations avec sa mère, étaient exprimés clairement. En voici un exemple: « Je fais réparer ma chaussure chez un cordonnier, puis je monte sur une estrade ornée de lampions bleus, blancs, rouges, où il n’y a que des hommes – ma mère est dans la foule et m’admire ».

On ne peut donc rêver plus bel exemple à l’appui de notre formulation : c’est pour pouvoir l’être qu’elle veut l’avoir. Mais de plus, avec ce que Bouvet nous décrit des identifications masculines de Renée, nous voyons aussi surgir, aux côtés de « l’homme de paille de l’hystérique », mais ayant une toute autre fonction, l’un des hommes d’une femme, celui que nous pourrions appeler « l’homme de haine de l’obsessionnelle », celui qui est son objet rival, son objet de concurrence, dans l’hainamoration qu’elle éprouve pour sa mère.

(L. Fainsilber, Extrait de « La place des femmes dans la psychanalyse », L’Harmattan, 1999)

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