Au moment où, dans son séminaire « Les structures freudiennes des psychoses » en 1956 , Lacan analyse le grand délire de Schreber en mettant l’accent sur ses deux sortes de troubles du langage, il évoque pour les décrire les travaux de Saussure sur le signifiant et le signifié et surtout les rapports que ce signifiant et ce signifié peuvent avoir entre eux.
C’est là qu’on peut découvrir les tous premiers pas de Lacan, encore incertains, voire balbutiants mais néanmoins décisifs, sur ce qu’il appellera plus tard sa « linguisterie ». Ce terme il le choisira pour spécifier l’usage singulier qu’il fait de la linguistique car ce n’est pas sans quelques modifications de l’approche saussurienne du signifiant et du signifié qu’il la transfère dans le champ de la psychanalyse.
Il convient donc pour en mesurer les emprunts de se plonger d’abord dans le Cours de linguistique de Saussure, cours qui n’a pas été écrit de sa plume mais par quelques uns de ses élèves.
De même à partir des schémas de Saussure qui sont, si je puis dire, parlants on peut commencer à déduire les premiers linéaments du graphe du désir notamment avec le schéma dit du circuit de la parole que voici :
Audition et phonation
Ce schéma de Saussure concerne « le circuit de la parole » entre deux interlocuteurs nommés A et B qui parlent entre eux. Saussure décrit ainsi ce circuit : « Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l’une, par exemple de A, où les faits de conscience,que nous appellerons concepts se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur expression ». Ici nous pouvons interrompre cette description pour remarquer que ce dit schéma du circuit de la parole nous introduit d’emblée à ces deux termes linguistique, celui appelé concept ou signifié, et celui nommé image acoustique ou signifiant.
Mais si nous poursuivons la description de ce circuit de la parole, nous pouvons constater comment ils fonctionnent d’emblée les uns avec les autres : « Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image. Puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l’oreille de B : procès purement physique. Ensuite le circuit se prolonge en ordre inverse de l’oreille au cerveau : transmission physiologique de l’image acoustique ; dans le cerveau association psychique de cette image acoustique avec le concept correspondant ». Pour peu que maintenant l’interlocuteur B veuille répondre, cet acte de parole se renouvellera donc en sens inverse de B vers A. »
Ce circuit de la parole il le représente ainsi :
Il me semble que cette description qui se produit avec des alternances de temps psychiques et de temps physiologiques, gagne en clarté et en efficacité pour nous si nous remplaçons d’emblée ce qu’il nomme image acoustique de son nom de signifiant et celui de concept de celui de signifié.
Sur le graphe du désir on pourrait déjà proposer un tracé de cette communication entre deux sujets A et B. En bleu on peut inscrire le tracé du sujet A, en rouge celui du sujet B qui lui répond :
Signifié sur Signifiant, l’algorithme saussurien
Sur ces schémas saussuriens, l’association signifiant/ signifié peut se faire en double sens. Tantôt c’est le signifié qui précède le signifiant, quand il s’agit d’assurer la phonation, l’émission de la parole, tantôt c’est le signifiant qui précède en tant que condition de l’audition dans ce circuit de la parole. D’ailleurs les doubles flèches du schéma entre c et i, entre le concept et l’image acoustique laissent présager ce fait.
Un autre ensemble de schémas le précise :
La prééminence du signifiant sur le signifié
Donc il semble bien que d’emblée il y a une différence d’approche entre Saussure et Lacan quant aux liens qui existent entre le signifiant et le signifié. Pour Lacan en effet il y a une prééminence du signifiant sur le signifié. C’est cette prééminence qui justifie sans doute qu’il ait pu inverser l’ordre de l’algorithme saussurien : au signifié sur signifiant que proposait Saussure : Lacan écrit en effet Signifiant sur signifié. Pourrait-on trouver trace de cette prééminence du signifiant par rapport au signifié dans le texte de Saussure. Oui. Il suffit pour cela de continuer à suivre la description que fait Saussure des éléments entrant en jeu dans cet acte de parole entre deux interlocuteurs. Cet acte implique en effet que tous les deux aient en commun des signifiants et des signifiés de telle sorte que l’un puisse entendre et surtout comprendre ce que l’autre lui dit. Donc en plus des deux protagonistes de cet échange de parole, Saussure fait intervenir ce qu’il appelle « le champ social ».
Il écrit : « Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s’établira une sorte de moyenne : tous reproduiront – non exactement sans doute, mais approximativement – les mêmes signes unis aux mêmes concepts.
Quelle est l’origine de cette de cette cristallisation sociale ? Laquelle des parties du circuit peut être ici en cause ? […] C’est par le fonctionnement des facultés réceptives et organisatrices que se forment chez les sujets parlants des empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes chez tous. Comment faut-il se représenter se produit social pour que la langue apparaisse parfaitement dégagée du reste ? Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales (donc des signifiants) emmagasinés chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus. »
A partir de cette approche saussurienne des « empreintes » que laisse la langue maternelle sur les sujets parlants on peut déjà repérer sur le graphe ce lieu de l’Autre que Lacan appelle « trésor des signifiants » et également pourquoi il y a prééminence du signifiant sur le signifié, car la langue avant de pouvoir être parlée doit être entendue. L’enfant, dès sa naissance, entre dans un bain de langage, c’est sa mère et ceux qui l’entourent qui le lui donnent.
Hommes et Dames
Lacan ne se contente pas d’inverser l’ordre de l’algorithme saussurien puisque au signifié sur signifiant il substitue signifiant sur signifié, mais il troque de plus l’exemple de l’arbre contre celui des deux inscriptions qui indiquent toujours dans nos civilisations les toilettes publiques, témoins de la « ségrégation urinaire entre les sexes ».
Que veut-il démontrer par là ? La présence de ces deux signifiants démontre sans doute la possibilité de substitution et donc de création de métaphores. Ce qui le laisse penser c’est la petite histoire qu’il raconte pour appuyer sa démonstration, deux enfants regardent par la vitre d’un train. Celui-ci entrant en gare, l’un des deux dit « Tiens, nous sommes à Dames » l’autre répond « mais non, nous sommes à Hommes », chacun voyant midi à sa fenêtre.
Cet exemple montre que pour Lacan les liens entre le signifiant et le signifié ne sont pas simplement arbitraires voire immotivés, comme l’affirmait Saussure, mais qu’ils sont produits, fabriqués, par un effet métaphorique : la substitution d’un signifiant par un autre signifiant constitue la métaphore et c’est elle qui engendre les effets de signifié.
Le point de capiton
C’est ainsi qu’aux deux flots du signifiant et du signifié qui ne mélangeaient par leurs eaux, sauf de façon épisodique et hasardeuse, par lesquels Saussure représentait les liens du signifiant et du signifié, Lacan substitue une autre métaphore, celle d’un matelassier (qui exerce encore ce métier ?) qui, pour maintenir la laine du matelas et éviter qu’elle se mette en boule, embroche de son aiguille courbe de matelassier les deux côtés du matelas pour les maintenir ensemble en quelques points précis. Seuls quelques fauteuils ou divans de facture ancienne permettent encore de voir à quoi correspondent concrètement ces points de capiton. D’ailleurs souvent on parle de divans ou de fauteuils « capitonnés ».
Voici donc la métaphore saussurienne aquatique
Tandis que la métaphore lacanienne, elle, est artisanale. C’est avec l’aide de cette métaphore de l’aiguille du matelassier que Lacan inventera dans les mois qui suivront ce qu’il appellera de ce joli nom « Graphe du désir ». Ce point de capiton sera localisé au point même du message, là où se manifestent toutes les formations de l’inconscient tel le lapsus, le trait d’esprit et bien sûr les symptômes.
Voici une représentation un peu prosaïque de ce point de capiton et sa représentation plus savante, celle du graphe du désir :
Linguistique et linguisterie
C’est dans le séminaire Encore, donc très tardivement, que Lacan invente ce néologisme : « Un jour, je me suis aperçu, dit-il, qu’il était difficile de ne pas entrer dans la linguistique à partir du moment où l’inconscient était découvert.
D’où j’ai fait quelque chose qui me parait à vrai dire la seule objection que je puisse formuler à ce que vous avez pu entendre l’autre jour de la bouche de Jakobson, à savoir que tout ce qui est du langage relèverait de la linguistique, c’est-à-dire, en dernier terme, du linguiste.
Non que je ne le lui accorde très aisément quand il s’agit de la poésie à propos de laquelle il a avancé cet argument. Mais si on considère tout ce qui, de la définition du langage, s’ensuit quant à la fondation du sujet [si je prends tout ce qui s’ensuit du langage, et nommément de ce qui en résulte dans cette fondation du sujet], si renouvelée, si subvertie par Freud que c’est là que s’assure tout ce qui de sa bouche s’est affirmé comme l’inconscient, alors il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. J’appellerai cela la linguisterie ».
Ce néologisme que Lacan a forgé pour délimiter son champ par rapport à la linguistique en tant que science et donc opposer discours analytique et discours universitaire est donc très tardif dans les années d’enseignement de Lacan, cependant dès les années 1956, au moment où il aborde « les structures freudiennes des psychoses », avait déjà pris ses libertés par rapport à elle et préparait donc le terrain de son émancipation. De cette émancipation le graphe du désir en apporte témoignage tout au long de ces années d’enseignement.