Première étape de l’argumentation : que les scènes primitives soient réelles ou fantasmées ce qui importe c’est de les faire devenir conscientes et donc de ne rien changer à la technique analytique qui permet de les mettre à jour.
Nous poursuivons notre lecture de l’Homme aux loups, page 207. Je dois avouer que j’étais sur le point de déclarer forfait à l’idée de reprendre à nouveau tous les arguments que Freud avance dans sa discussion avec Jung et je l’ai même suspecté de tourner en rond à propos de cette question de la réalité ou non des scènes primitives mais de fait il n’en ai rien car Freud va user ici d’un subterfuge qui renouvelle radicalement l’approche de cette question. Il part en effet du point de vue de Jung : supposons nous dit-il que cet analysant pour fuir la réalité se soit réfugié dans cette activité fantasmatique régressive, cela ne changera pas grand-chose au travail de l’analyse, il faudra en effet le suivre dans l’analyse de ces fantasmes avant de lui faire reconnaître quelle en était la cause actuelle. De ce point de vue, on peut penser au travail que Freud a effectué avec l’Homme aux rats : il avait en effet retrouvé ce qui avait été la cause actuelle de sa névrose, le mariage d’argent que lui avait proposé sa mère, mariage qui répétait ainsi le mariage d’argent de ses parents, mariage qu’il avait remis en scène dans le transfert, avec la fille de Freud. Dans l’un de ses rêves, elle avait deux boules de crotte à la place des yeux : il l’avait en effet épousé non pas pour ses beaux yeux mais pour son argent.
Mais je reprends donc la démonstration de Freud qui a momentanément adopté la position de Jung : « Nous mettons donc en discussion la conception selon laquelle de telles scènes de la première enfance… ne sont pas les reproductions de faits réels… mais des formations fantasmatiques qui empruntent leur incitation au temps de la maturité… et qui doivent leur apparition à une tendance régressive, au fait de se détourner des taches du présent. »
Tout aussitôt il avance un pion efficace et va prendre Jung à son propre piège : « Si le névrosé a la mauvaise habitude de détourner son intérêt du présent et de l’attacher à de telles formations substitutives régressives de son imagination [Phantasie], on ne peut absolument rien faire d’autre que de le suivre dans ces voies et d’amener ses productions inconscientes à la conscience, car elles sont… d’une grande valeur pour nous comme porteurs et possesseurs actuels de l’intérêt que nous voulons rendre libre, pour le diriger sur les tâches du présent ? L’analyse devrait donc se dérouler exactement comme celle qui, dans une confiance naïve, tient ces fantasmes pour vrais. Ce n’est qu’à la fin de l’analyse, après la mise au jour de ces fantasmes, qu’interviendrait une différence. On dirait alors au malade : « Bon, votre névrose s’est déroulée comme si vous aviez reçu et élaboré de telles impressions dans vos années d’enfance. Vous voyez bien que ce n’est pas possible. C’étaient des produits de votre activité fantasmatique pour vous détourner de tâches réelles qui vous incombaient. Maintenant recherchons quels étaient ses tâches, et quelles connections ont existées entre elles et vos fantasmes. » Une seconde partie du traitement, tourné vers la vie réelle, pourrait commencer après cette élimination des fantasmes infantiles.
Un raccourcissement de ce chemin, donc une modification de la cure analytique pratiquée jusqu’ici, serait techniquement inadmissible. Si on ne rend pas ces fantasmes conscients au malade, dans toute leur étendue, on ne put lui donner la maîtrise de l’intérêt qui leur est lié. Si on le détourne d’eux, dès qu’on pressent leur existence et leurs contours généraux, on ne fait que renforcer l’œuvre du refoulement, par lequel ils sont devenus insaisissables pour tous les efforts du malade. Si on les lui dévalorise prématurément, par exemple en lui déclarant que ce ne sont que de fantasmes qui n’ont aucune importance réelle, on ne disposera jamais de sa collaboration pour les conduire à la conscience. La technique analytique devrait donc dans une procédure correcte ne connaître aucune modification, quelque soit la manière dont on évalue les scènes infantiles. »
En somme Freud essaie de convaincre Jung du fait que quelque soit l’approche théorique que l’on puisse faire de ces scènes primitives réellement vécues ou fantasmées, ce qui compte c’est qu’elles soient rendues conscientes et donc il convient de ne rien changer au moins à la technique analytique. Il essaie de sauver les meubles, quant à la technique de l’analyse, même si la théorie en est contestée. Nous en sommes au milieu de la page 208. Nous verrons où Freud s’engage ensuite dans tous les méandres de sa démonstration : je pense qu’il s’agit à nouveau de ce qu’il appelle « constructions en analyse ».