Pour critiquer ce que Bouvet élabore de l’importance de l’aspect homosexuel du transfert et pour donner à ces fantasmes d’incorporation du phallus de l’analyste une autre interprétation, Lacan reprend le texte d’un rêve, celui de l’analysant appelé J. dans la première observation. [1] Cet analysant d’une trentaine d’années est incapable de travailler et souffre d’obsessions typiques.A partir de cette histoire d’analysant on peut mesurer comment de fait la théorie analytique infléchit la clinique par le biais même de la technique analytique.
Alors que Bouvet met en évidence les liens homosexuels de l’analysant éprouvés envers l’analyste, Lacan indique la présence du signifiant phallus et l’importance qu’il a dans cette analyse, dans le fil même et dans l’intensité de ces liens décrits comme homosexuels. Lacan a beau dire que Bouvet pratique cette culture du fantasme homosexuel, lui donne si on peut dire corps, je trouve que cette « fixation » à un objet viril existait bien avant l’analyse : ces liens en partie érotique à son ami séminariste et également à un autre ami nommé P. chez qui il admirait sans réserve la taille et la force de son organe viril.
On passe ainsi de Bouvet à Lacan, du culte de l’homosexualité au culte du phallus.
Voici le texte de Bouvet sur lequel il prend appui : « Le transfert devenait donc franchement homosexuel et l’attitude de… foncièrement féminine. Il pouvait comprendre maintenant pourquoi l’action d’E… avait été si décisive et prendre pour la première fois conscience du sentiment puissant qui l’avait lié à son ami… Car il faut bien insister sur la honte douloureuse qu’il avait à se voir dans cette situation, si paradoxale pour lui : « je ne suis donc qu’une femme, ne cessait-il de répéter, je ne suis bon à rien, je suis une tapette. D’ailleurs, j’éprouve une volupté intense à me caresser la poitrine comme une femme. » Nous fîmes donc allusion au fait que s’il existe entre hommes des relations affectueuses que l’on désigne par le nom d’amitié et dont personne ne se sent humilié, ces relations prennent toujours un certain caractère de passivité pour l’un des partenaires, quand celui-ci se trouve dans la nécessité de recevoir de l’autre un enseignement, des directives, ou certains encouragements. Nous eûmes à ce moment difficile l’idée d’user d’une analogie qui pouvait être sentie de plano par cet ancien officier. Pourquoi les hommes au combat se font-ils tuer pour un chef qu’ils aiment, si ce n’est justement parce qu’ils acceptent avec une absence absolue de résistance, c’est-à-dire avec une passivité totale, ses consignes et ses ordres ? Ainsi, ils épousent si bien les sentiments et les pensées du chef qu’ils s’identifient avec lui et font le sacrifice de leur vie comme il le ferait lui-même s’il se trouvait en leur lieu et place. Ils ne peuvent agir ainsi que parce qu’ils aiment passivement leur chef. Cette remarque ne fit pas disparaître immédiatement toute retenue chez J…, mais elle lui permit de continuer à se montrer objectif, alors qu’il allait revivre avec nous d’autres situations homosexuelles, plus précises celles-là !
Autre passage à propos non plus de E mais de P.
« Il évoquait le souvenir de son ami P…. un peu plus âgé que lui et qui, comme lui, devait devenir officier ; P… était énergique, viril, n’avait peur de rien. Il devait d’ailleurs faire par la suite une carrière aventureuse. P… lui plaisait moralement et physiquement. Des relations intimes se nouèrent entre eux. Nous n’insisterons pas sur le détail de leurs rapports physiques. Disons seulement que P… avait un sexe volumineux, des éjaculations abondantes, et que J…. qui le masturbait et n’était guère payé de retour, avait pour ses organes une admiration sans borne. Il établissait une sorte de relation d’égalité entre cette puissance génitale et la virilité d’ensemble de son compagnon, et il aimait l’une et l’autre. Il n’y eut pas entre eux de coït anal, mais J… gardait un souvenir tactile agréable de ce sexe, qui, selon son expression, est dur et fort en même temps, qui semble si sûr et si puissant. »
Lacan reproche donc à Bouvet de « ramener au présent le transfert homosexuel dans le névrose obsessionnelle »
« C’est une erreur de plan » sur laquelle il construit toute une doctrine, toute une théorie de l’objet partiel, de la mise à distance de l’objet, de l’introjection de l’objet… »
Or voici ce que Lacan lui en pense : Ce qui est en jeu c’est la question de la castration mais non pas comme on pourrait s’y attendre, celle de sa propre castration mais celle de l’Autre :
« Il est à tout instant perceptible dans cette observation que la solution de l’analyse de l’obsessionnel, c’est qu’il en vienne à découvrir la castration pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour la loi de l’Autre. C’est l’Autre qui est châtré. Pour des raisons qui tiennent à sa fausse implication dans ce problème, le sujet se sent lui-même menacé par cette castration, sur un plan tellement aigu qu’il ne peut pas s’approcher de son désir sans en ressentir les effets. Ce que je suis en train de dire, c’est que l’horizon de l’Autre, du grand Autre comme tel, en tant que distinct du petit autre, est à tout instant touchable dans cette observation ».
A propos de cette « fausse implication » dans cette question de la castration, il vaut la peine de souligner ce qu’écrit Bouvet sur la crainte de son analysant d’être castré par une femme :
« Un jour, il nous rapporta une croyance assez inattendue. Il ne s’agissait pas en effet d’une fantaisie reconnue comme inconsistante, mais d’une crainte réelle qu’il nous demandait d’éclaircir. Certaines femmes, disait-il, porteraient un appareil spécial, destiné à favoriser le coït en permettant l’introduction in vagino non seulement de la verge, mais encore des bourses. « Ne croyez-vous pas que cela existe et que, lorsque l’appareil se détraque, l’on puisse perdre la totalité de ses organes génitaux ? » Ainsi la peur de la castration par la femme était poussée à ce point qu’elle donnait lieu à cette croyance absurde. »
Le rêve du bidet
Voici donc ce rêve rapporté par Bouvet et interprété à la fois par Bouvet et par Lacan et qui marque donc leur point de divergence :
« Une fois certains fantasmes venus au jour après toutes sortes de sollicitations de l’analyste, nous en arrivons à un rêve que l’analyste interprète comme le fait que la tendance homosexuelle passive du sujet devient patente. Voici le rêve – Je vous accompagne à votre domicile particulier. Dans votre chambre il y a un grand lit. Je m’y couche. Je suis extrêmement gêné. Il y a un bidet dans un coin de la chambre. Je suis heureux, quoique mal á l’aise. On nous dit qu’après préparation de ce sujet par la période antérieure de l’analyse, il n’éprouve pas beaucoup de difficultés à admettre la signification homosexuelle passive de ce rêve. »
La présence du bidet en tant qu’objet phallique
« Est-ce là ce qui à vos yeux suffit à l’articuler? Sans même reprendre l’observation -où tous les indices sont là qui prouvent que cela ne suffit pas -, à s’en tenir au texte même du rêve, une chose est certaine, c’est que le sujet vient se mettre, c’est bien le cas de le dire, à la place de l’Autre -Je suis à votre domicile particulier. Je suis couché dans votre lit.
Homosexuel passif, pourquoi? Jusqu’à nouvel ordre, rien ne s’y manifeste qui fasse en cette occasion de l’Autre un objet de désir. Par contre, j’y vois clairement désigné en position tierce, et dans un coin, quelque chose qui est pleinement articulé et auquel personne ne semble faire attention, alors que ce n’est pourtant pas là pour rien. C’est le bidet.
De cet objet, on peut dire à la fois qu’il présentifie le phallus et ne le montre pas, puisque je ne présage pas que, dans le rêve, il soit indiqué que quiconque soit occupé à s’en servir. Le bidet est là indiquant ce qui est problématique. Ce n’est pas pour rien qu’il vient, ce fameux objet partiel. C’est le phallus, mais en tant, si je puis dire, que question – l’Autre l’a-t-il ou ne l’a-t-il pas? C’est l’occasion de le montrer. L’Autre l’est-il ou ne l’est-il pas? C’est ce qui est en arrière. Bref, c’est la question de la castration. »
Ce questionnement reprend me semble-t-il celui de Renée avec son rêve de l’affiche d’une danseuse en tutu sur laquelle un plaisantin avait dessiné un énorme phallus de telle sorte qu’il semblait lui appartenir.
Donc pour résumer cette séance des formations de l’inconscient on peut dire que Lacan inscrit tout d’abord sur le graphe du désir les trois formes d’identifications freudiennes en terminant sur la troisième forme d’identification celle de l’identification hystérique au désir de l’Autre. Identification qu’il inscrit sur le graphe au niveau du fantasme. A ce niveau même, il incrit l’identification de Dora à Monsieur K. comme étant celui qui a l’organe mais aussi ces identifications de l’obsessionnel à des hommes fantasmatiquement mieux pourvus que lui quant à l’organe ( exemple de P.) En face, pour l’obsessionnel, il inscrit « la place forte de son désir ».
Mais ce n’est qu’une première étape, il annonce qu’il reprendra chacun de ces points. En attendant le rêve du bidet est ce qui sert de point de retournement de l’interprétation entre Bouvet et Lacan.
[1] M. Bouvet, La relation d’objet, Névrose obsessionnelle et dépersonnalisation, Payot, « Importance de l’aspect homosexuel du transfert dans le traitement de quatre cas de névrose obsessionnelle masculine » p.13.
J. Lacan, Séminaire des Formations de l’inconscient, séance du 4 juin 1954.