Dans cette séance du séminaire Encore où il aborde la façon femelle de rater le rapport sexuel et d’y suppléer, Lacan évoque les deux formes de jouissance féminine, tout d’abord, la jouissance phallique, celle où Juliette fait de son Roméo, son oiseau, et l’autre jouissance, qui classiquement fait référence à la jouissance vaginale, opposée à la jouissance clitoridienne.
Au moment où il l’aborde il effectue une sorte d’appel aux hommes, aux hommes qui l’entourent, qui sont entrain de l’écouter : « Vous vous êtes peut-être aperçus – je parle naturellement ici aux quelques semblants d’hommes que je vois par ci, par là […] que comme ça, de temps en temps, entre deux portes, il y a quelque chose qui les secoue, les femmes, ou qui les secourt. Quand vous regarderez l’étymologie de ces deux mots dans le Bloch et Von Van Wartburg […] vous verrez le rapport qu’il y a entre eux. Ce n’est pas quelque chose qui arrive par hasard quand même… »
Je trouve formidable ce repérage étymologique qui pose la question de savoir de quoi une femme aurait besoin d’être secourue. En effet cela ouvre plein de perspectives à propos de l’importance des fantasmes de sauvetage dans l’analyse avec toutes les équivalences symboliques qu’ils représentent et donc toutes les interprétations que nous pouvons en donner.
Dans cette équivoque entre les deux verbes, secouer et secourir, peut-être pourrait-on proposer cette interprétation de ce en quoi un homme porte secours à une femme. N’est-ce pas lié au fait qu’il lui permet une inscription dans le symbolique en tant que femme, femme de cet homme-là. Il lui donne littéralement existence. C’est avec le nom de cet homme là en effet qu’elle constitue, ou même qu’elle invente, la métaphore de son désir, métaphore construite sur le modèle de la métaphore du désir de sa mère et qui deviendra d’ailleurs, pour leurs enfants, métaphore paternelle.
En effet sur le graphe du désir, à la place même du signifiant de grand A barré, on peut inscrire le premier terme de la métaphore paternelle, celui du Nom-du-père, métaphore qui est celle du désir de la mère. Il suffit pour s’en convaincre de reprendre dans les chapitres consacrés à la métaphore paternelle et ce que Lacan a décrit comme une cavalcade de trois graphes du désir, celui du sujet, de la mère et du père. De même, tout comme sur le graphe du désir de sa mère, au niveau du signifiant de grand A barré, on pouvait inscrire la métaphore paternelle, on pourrait inscrire sur le graphe du désir de Juliette, le nom de Roméo, comme premier terme de la métaphore de son désir.
L’ex-sistence
Avec cette métaphore du désir, nous pouvons approcher de ce qu’est pour Lacan la question de l’existence. Il l’aborde dans cette séance, par le biais de la mystique. « Pour la Hadewijch en question – il s’agit de Hadewijch d’Anvers – c’est comme pour Sainte Thérèse – vous navez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien […] Ce qui se tenait à la fin du siècle dernier, au temps de Freud, ce qu’ils cherchaient[…] c’était de ramener la mystique à des affaires de foutre. Si vous y regardez de près, ce n’est pas ça du tout. Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’existence ? »
L’Ousia
A suivre le fil de ces trois termes, mystique, existence et jouissance féminine dans les séminaires de Lacan on s’aperçoit que surgit toujours à leur propos l’une des trois catégories lacaniennes, celle du Réel.
J’ai, par exemple, retenu un morceau de choix, dans « Un discours qui ne serait pas du semblant », celui de la séance du 20 janvier 1971, à propos de ce qui est nommé « Ousia ».
N’étant pas de formation philosophique et mes classes de philo et de grec étant fort loin, je n’avais jamais eu l’attention attirée par ce petit mot qui surgit souvent tout au long du séminaire, pourtant il se révèle, je pense indispensable, pour qui veut s’intéresser à l’approche logique de la jouissance féminine que Lacan en a faite avec l’aide des formules de la sexuation. Cette citation nous laisse deviner pourquoi :
« Comme je l’ai fait remarquer dans la nature le semblant ça foisonne. La question dès qu’il ne s’agit plus de la connaissance, dès qu’on ne croit pas que c’est par la voie de la perception dont nous extrairions je ne sais quelle quintessence que nous connaissons quelque chose mais au moyen d’un appareil qui est le discours, il n’est plus question de l’Idée. La première fois que l’idée a fait son apparition […] C’est de Platon qu’il s’agissait et qui se demandait où était le réel de ce qui était nommé « un cheval ». Son idée d’une idée c’était l’importance de cette dénomination. Dans cette chose multiple et transitoire […] est-ce que toute la réalité du cheval n’est pas dans cette idée en tant que ça veut dire le signifiant : un cheval ? Il ne faut pas croire que parce qu’Aristote met l’accent de la réalité sur l’individu, il est beaucoup plus avancé : l’individu ça veut très exactement dire ce qu’on ne peut pas dire, et jusqu’à un certain point, si Aristote n’était pas le merveilleux logicien qu’il est, qui a fait là le pas unique, le pas décisif grâce à quoi nous avons un repère concernant ce que c’est qu’une suite articulée de signifiants, on pourrait dire que dans sa façon de pointer ce qu’est l’ousia, autrement dit le réel, il se comporte comme un mystique car le propre de l’ousia – c’est lui-même qui le dit – c’est quelle ne peut d’aucune façon être attribuée, elle n’est pas dicible. Ce qui n’est pas dicible c’est précisément ce qui est mystique. Seulement il me semble qu’il n’abonde pas de ce côté-là, il laisse la place aux mystiques. Il est évident que la solution de la question de l’idée ne pouvait pas venir à Platon. C’est du côté de la fonction et de la variable que tout ça trouve sa solution. »
Il ne faut pas oublier que c’est justement l’année de ce séminaire que Lacan commence à remettre en question avec l’aide de l’écrit, donc avec l’aide de la logique, une logique lacanienne, le vieux mythe freudien de Totem et tabou inventé par Freud : il y substitue ce qu’il a appelle les formules de la sexuation, formules selon lesquelles, les hommes et les femmes s’inscrivent dans la fonction phallique comme x, comme argument de cette fonction Phi de x.
C’est donc à ce mode d’inscription dans la fonction phallique, comme tout ou comme pastoute qu’est liée la question de l’existence. Ne peut-on pas dire ainsi que ce en quoi un homme secourt une femme, c’est dans toute la mesure où il peut l’inscrire comme argument de la dite fonction phallique, comme pastoute dans sa singularité.
A la fin de ce drame, les deux familles se réconcilient et Montague dit à Capulet « Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n’existera pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette ». Capulet lui répond « Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur. » Le prince conclut ainsi cette tragédie, « jamais aventure ne fut plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo ». il est ainsi resté à jamais à elle, il sera toujours son symptôme, comme étant celui grâce à qui elle a découvert, au prix de la mort, l’existence. Ils sont même devenus, tout comme Socrate immortels au titre des amants de Vérone.