En plus des deux versions existantes de Joyce le symptôme, il existe un troisième texte qui a pour titre : « De James Joyce comme symptôme ». C’est le texte d’une conférence qui a eu lieu à Nice en janvier 1976.
Lacan dans ce texte commence par rappeler ce qui est son mode de lecture de Freud :
« C’est dans lalangue, avec toutes les équivoques qui résultent de tout ce que lalangue supporte de rimes et d’allitérations, que s’enracine toute une série de phénomènes que Freud a catalogués et qui vont du rêve, du rêve dont c’est le sens qui doit être interprété, du rêve à toutes sortes d’autres énoncés qui, en général, se présentent comme équivoques, à savoir ce qu’on appelle les ratés de la vie quotidienne, les lapsus, c’est toujours d’une façon linguistique que ces phénomènes s’interprètent, et ceci montre… montre aux yeux de Freud que un certain noyau, un certain noyau d’impressions langagières est au fond de tout ce qui se pratique humainement, qu’il n’y a pas d’exemple que dans ces trois phénomènes – le rêve, le lapsus (autrement dit la pathologie de la vie quotidienne, ce qu’on rate), et la troisième catégorie, l’équivoque du mot d’esprit –, il n’y a pas d’exemple que ceci comme tel ne puisse être interprété en fonction […] d’un premier jeu qui est… dont ce n’est pas pour rien qu’on peut dire que la langue maternelle, à savoir le soin que la mère a pris d’apprendre à son enfant à parler, ne joue un rôle ; un rôle décisif un rôle toujours définitif ; et que, ce dont il s’agit, c’est de s’apercevoir que ces trois fonctions que je viens d’énumérer, rêve, pathologie de la vie quotidienne : c’est-à-dire simplement de ce qui se fait, de ce qui est en usage, la meilleure façon de réussir, c’est, comme l’indique Freud, c’est de rater. Il n’y a pas de lapsus, qu’il soit de la langue ou de la plume, il n’y a pas d’acte manqué qui n’ait en lui sa récompense. C’est la seule façon de réussir, c’est de rater quelque chose. Ceci grâce à l’existence de l’inconscient.
C’est aussi grâce à l’inconscient qu’on s’essaie… qu’on s’essaie de résoudre ce que nous pouvons appeler en l’occasion des symptômes. Il y a des symptômes, bien sûr, beaucoup mieux organisés, les symptômes dits hystériques, ou les symptômes dits obsessionnels, ils sont beaucoup mieux organisés, ils constituent une psukê, une réalité psychique, voilà ce dont le symptôme donne la substance.
Puis indique, dans ce fil même, ce en quoi Joyce l’intéresse : « Je sens, mon Dieu, que, peut-être, l’assistance est lassée. Je vais donc simplement indiquer que je m’acharne, pour l’instant, sur un artiste, un artiste qui n’est autre que Joyce, je l’ai appelé Joyce le symptôme, c’est que je crois que le moment historique – Joyce et Freud sont à peu près contemporains […] Que Joyce ait orienté son art vers quelque chose qui soit d’un aussi extrême enchevêtrement, c’est là le quelque chose que j’essaie d’éclairer ; je dois dire que, vu mon penchant, vu la façon dont je conçois maintenant, enfin, ce qu’il en est de l’inconscient en tant que formant une consistance de nature linguistique, c’est par quelque chose d’analogue, puisque du même coup je suis amené à… il faut bien le dire, à symboliser de la même façon le symbolique, l’imaginaire et le réel, à en faire usage de maille […]Mais ce Joyce, s’il s’est mis à viser expressément le symptôme – au point qu’il semble qu’on puisse dire que dans son texte, enfin… le pointage du symptôme comme tel est quelque chose à quoi il s’est on peut dire consacré –, il est parti de quoi ? D’un Dublin, d’un Dublin comme nous l’appelons, d’une ville irlandaise où, manifestement, enfin… ni son père ni sa mère n’ont été pour lui de véritables supports, soutiens, comme, avec le temps, nous envisageons que les choses devraient être, devraient être pour produire un résultat ; il est très curieux que Joyce – qu’il ait été ou non informé de l’existence de Freud, ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr, beaucoup s’exercent à en donner des preuves… il n’est pas sûr qu’il était en tout cas à la page. Et c’est probablement à ça que nous devons le fait que dans son œuvre, puisque œuvre il y a le fait que dans son œuvre […] c’est l’embrouille, l’embrouille des nœuds… »
« extrême enchevêtrement », « embrouille des nœuds » tels sont les termes qu’il choisit pour décrire comment Joyce en est arrivé à viser le symptôme comme tel, termes qu’il met en relation avec ses nœuds borroméens en parlant quant à son élaboration de « maillage » avec les trois registres du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.
De ce que Lacan mettait sous ce terme d’enchevêtrement à propos de l’art de Joyce, nous pouvons avoir une idée dans le séminaire Encore au moment où pour la première fois dans son séminaire il évoque cet écrivain :
« Il faut que vous vous mettiez tout de même à lire les auteurs – je ne dirai pas de votre temps, je ne vous dirai pas de lire Philippe Sollers, il est illisible, comme moi d’ailleurs – mais vous pouvez lire Joyce par exemple. Vous verrez comment le langage se perfectionne quand il sait jouer avec l’écriture.
Joyce, je veux bien que ça ne soit pas lisible – ce n’est certainement pas traductible en chinois. Qu’est-ce qui se passe dans Joyce ? Le signifiant vient truffer le signifié. C’est du fait que les signifiants s’emboitent, se composent, se télescopent – lisez Finnegan’s Wake – que se produit quelque chose qui, comme signifié, peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce que nous autres analystes, grâce au discours analytique nous avons à lire, le lapsus. C’est au titre de lapsus que ça signifie quelque chose, c’est-à-dire peut se lire d’une infinité [de façons différentes. Mais c’est précisément pour ça que ça se lit mal ou que ça se lit de travers ou que ça ne se lit pas. »[1]
Du fait que ça ne se lit pas, sinon dans l’expérience de l’analyse, nous pouvons en avoir la dimension par un rêve rapporté par Freud. C’est un exemple analytique de la façon dont le signifiant peut venir truffer le signifié et le rendre ainsi illisible : « Elle assiste avec son mari à une fête paysanne et dit « Tout cela aboutira à un MAISTOLLMÛTZ général » Elle a en même temps en rêve le sentiment obscur qu’il s’agit d’une bouillie faite de maïs, une sorte de polenta […] une longue chaîne de pensées et d’associations partait de chacune des syllabes de ce mastic.[2] »
En français, l’analyste qui aurait écouté cette analysante, aurait peut-être pensé, in petto, en attendant d’en savoir plus, que c’était de la « bouillie pour les chats ». En effet, comme l’indiquait déjà Freud, tout ce qui accompagne le rêve, ses commentaires, font déjà partie du contenu latent du rêve. En roumain, cette bouillie à un très joli nom « Mamaliga ».
[1] J. Lacan séminaire Encore, séance du 9 janvier 1973.
[2] S. Freud, L’interprétation des rêves, p. 257.