Lacan avait consacré les premières années de son séminaire à une rigoureuse relecture des Cinq psychanalyses de Freud. Ce qui est resté de sa lecture de Dora c’est le texte « Intervention sur le transfert » .
Il part de cette première définition » La psychanalyse est une expérience dialectique » et c’est en référence à cette expérience, qu’il compte aborder la question du transfert.
Il va en effet ne le » définir (qu’) en termes de pure expérience dialectique »
Je vais suivre ligne à ligne, de la page 216 à 218, ce que Lacan développe de cette expérience dialectique dans laquelle le concept du transfert peut être abordé comme étant à la fois l’obstacle mais aussi le moteur de cette expérience. C’est en effet grâce à lui que se produisent à chaque fois des renversements dialectiques qui donnent naissance à une » autre » vérité. Je mets cette autre entre guillemets parce que ce fait mérite d’être précisé avec le vif de la clinique et notamment par rapport à l’histoire de Dora.
Du roman fleuve au dialogue socratique
Partant de sa lecture du texte de Dora, Lacan glisse de la métaphore freudienne du roman-fleuve de l’analysant qui n’est pas très navigable à cette définition de la psychanalyse comme une expérience dialectique, en prenant pour appui le fait que l’analysant doit franchir certains barrages et selon les lois d’une gravitation qui lui est propre et qui s’appelle la vérité. (P. 8 des cinq psychanalyses).
Je cite Freud : » Je commence bien le traitement en invitant le malade à me raconter toute l’histoire de sa maladie et de sa vie… Ce premier récit est comparable à un courant qui ne serait pas navigable, à un courant dont le lit serait tantôt obstrué par des rochers, tantôt divisé et encombré par des bancs de sable… »
A partir de cette métaphore choisie par Freud, Lacan indique que » les conventions de la règle » analytique celle avant tout de tout dire, de raconter tout ce qui vous passe par la tête, » ne sont là qu’artifices d’hydraulicien aux fins d’assurer le franchissement de certains barrages, et que le cours doit s’en poursuivre selon les lois d’une gravitation qui lui est propre et qu’i s’appelle la vérité. »
C’est donc en référence à cette mise au monde de la vérité, en référence à l’accouchement socratique- vous savez que la mère de Socrate était sage-femme-, que Lacan choisit le terme de dialectique.
Nous partons donc de cette citation : » La psychanalyse est une expérience dialectique et cette notion doit prévaloir quand on pose la question de la nature du transfert « .
Les petits bonheurs du dictionnaire
Il semble que le choix de ce terme implique déjà, en lui-même, le registre de la parole, d’une parole adressée à l’analyste.
En effet, dans l’encyclopédie, c’est le mot dialegein, qui est traduit par dialectique. Or » la signification la plus simple de » legein » c’est » parler » et le préfixe » dia » indique l’idée d’un rapport, d’un échange. La dialectique est donc, d’après l’étymologie, un échange de paroles ou de discours… Comme forme de savoir, elle est alors la technique de dialogue, ou l’art de la dispute, tel qu’il a été développé et fixé dans le cadre de la pratique politique propre à la cité grecque. » Mais ce terme prend des sens différents suivant les systèmes philosophiques où il est utilisé.
Si on explore le sens et l’origine de ce mot, d’après le dictionnaire d’Alain Rey, il vient du latin dialectica : art de raisonner avec méthode. Proprement discussion par voie de dialogue, art de la discussion « .
Lacan pose cet art du dialogue en référence à la vérité, vérité que le dialogue est sensé faire surgir. Ceci peut paraître paradoxal parce qu’on ne peut pas dire que ce qu’on raconte dans une séance d’analyse soit de l’ordre du raisonnement encore moins du dialogue si on se réfère au fait que l’analysant pratique ou tout au moins essaie de s’en tenir à l’association libre et que l’analyste intervient très rarement.
Nous pouvons aussi retenir une autre définition de cette dialectique, qui fait surgir un élément intéressant, celui d’une notion d’intégration de deux termes conflictuels, antagonistes, qui sont dès lors dépassés: » Alors que chez les anciens (Platon notamment) ce que l’on nomme dialectique correspond à la rhétorique du dialogue et à ses effets, chez Kant et surtout chez Hegel, la notion concerne la genèse du réel par intégration (synthèse) d’une thèse et de son opposé (antithèse)… « Il est également fait une allusion au matérialisme dialectique de Marx et de Engels et prenant en compte cette allusion, il est précisé ceci : « par référence au sens hégéliano- marxiste, dans les sciences humaines, le nom recouvre toute méthode d’investigation qui repose sur le principe d’antinomie et de dépassement de l’antinomie « .
Ce qui peut faire penser à ces deux termes antinomiques, dans le cadre de l’analyse, c’est me semble-t-il ce que Freud appelle le compromis symptomatique. En effet dans tout symptôme, se manifestent deux forces opposées, d’une part le désir refoulé qui cherche à se faire reconnaître, d’autre part, la force refoulante, celle qui est liée à la désapprobation du surmoi et par voie de conséquence de celle du moi. Quand cette force refoulante, qui a été à l’origine du refoulement et qui maintenant s’oppose à la reconnaissance du désir, est réduite à néant, pulvérisée, c’est là que le transfert est source de progrès. Il est conquête, conquête d’un savoir jusque là inconnu, parce que savoir inconscient.
Il me semble que c’est à cette double approche historique qu’on peut peut-être se référer par rapport à ce que Lacan repère des » renversements dialectiques » dans la position de Dora. D’une part démarche dialectique visant la découverte de la vérité du sujet, d’autre part, franchissement de cette antinomie, de ces deux forces contradictoires qui constituaient le symptôme.
Les occurrences de ce mot dans le texte
Il existe dans ce texte deux occurrences de ce terme » dialectique « . Dans la première c’est la psychanalyse elle-même qui y est définie : » La psychanalyse est une expérience dialectique » p. 216.
Page 218 : Une phrase semble prendre en compte les deux aspects historiques de la dialectique :
» Il est frappant que le cas de Dora est exposé par Freud sous la forme d’une série de renversements dialectiques. Il ne s’agit pas là d’un artifice d’ordonnance pour un matériel dont Freud formule ici de façon décisive que l’apparition est laissée au gré du patient.
» Il s’agit d’une scansion où se transmute pour le sujet la vérité, et qui ne touche pas seulement sa compréhension des choses, mais sa position même en tant que sujet dont sont fonction » ses objets « . Je trouve cette phrase, d’une extraordinaire concision, absolument saisissante de vérité. Elle résume à elle seule, la lecture que fait Lacan du texte de Dora. Elle lui donne ses lignes de force.
Et le transfert, dans cette expérience de parole ?
Dans cette découverte de la vérité du sujet, dans sa transmutation, le transfert est défini » en termes de pure dialectique « .
Le transfert, et nommément le transfert négatif, donc son versant de haine et non pas d’amour, trouve sa fonction dans cette dialectique, elle est une fonction d’arrêt, d’interruption : Lacan se lance alors dans la description des renversements dialectiques qui indiquent à la fois où l’analyse est venue se briser mais où aussi » elle aurait pu trouver son issue achevée ».
Je n’ai fait que tourner autour de ce terme de dialectique et de son lien au transfert dans ces trois pages du texte de Lacan de 216 à 218.
Il faudrait maintenant dessiner ces trois renversements dialectiques de l’analyse de Dora, tels que Lacan les dégage :
1 – La réalité de la situation de Dora dans le quadrille, entre le couple parental, Monsieur et Madame K. et faut-il rajouter les gouvernantes.
2 – Le rôle que joue Dora dans cette situation, comment elle l’encourage, y participe, assure son maintien.
3 – Un renversement quant aux objets de sa jalousie.
Se comportant comme une femme jalouse envers son père, Freud aurait du lui faire remarquer qu’elle se comportait, en même temps, comme un homme jaloux auprès de Madame K. Mais c’est là que l’analyse s’est interrompue.
4 – L’ultime renversement aurait pu être la naissance d’un transfert positif à l’égard de Freud et donc ce que Lacan évoque de la nécessité de la » reconnaissance de l’objet viril « . Mais là nous sommes dans la fiction.