Un extrait de mon livre « La place des femmes dans la psychanalyse » paru chez L’Harmattan
« Tous les matins du monde ». Tous les malheurs du monde. Le film d’Alain Corneau redonne vie au beau roman de Pascal Quignard (1) : Il met en scène comment Monsieur de Sainte Colombe consacre toute sa vie à la musique. Toutes les oeuvres qu’il compose célèbrent ses amours défuntes. Elles sont dédiées à la femme aimée, morte.
Parmi les personnages de ce roman, l’une des deux filles du musicien, Toinette, choisit la vie. Elle épouse le fils du luthier et ils ont beaucoup d’enfants. L’autre, Madeleine choisit la mort, elle se suicide par pendaison, pour que dure la musique. Autour de ce deuil ainsi renouvelé, du maître à l’élève, de Sainte Colombe à Marin Marais, se transmet, au prix d’une vie, l’art de la viole.
« Tous les matins du monde ». Pour la psychanalyse, ces évocations grandioses ne sont pas de mise. Il n’y a pour elle que des petits matins besogneux et les femmes n’ont pas à y jouer les héroïnes malheureuses pour être des filles – phallus, victimes du désir de leur père. Pour évoquer ces petits matins de la psychanalyse, je pars d’un peu loin, des matins triomphants de la philosophie avec la femme de Socrate, Xantippe.
Les hauts cris de Xantippe
Selon Platon, au moment où Socrate fut condamné à boire la ciguë, Xantippe, sa femme, se mit à pousser de tels cris qu’on dut l’expulser pour continuer à parler tranquillement entre hommes et à dialoguer à perte de vue – c’était le moment où jamais – sur l’immortalité de l’âme (2). Pourtant, c’est à propos de Xantippe, chassée loin des yeux et surtout des oreilles de Socrate, que Lacan souligne l’importance des femmes dans la société grecque antique. Selon lui, elles y avaient en effet leur vraie place, à savoir que, dans leurs relations d’amour avec les hommes, elles y jouaient le rôle actif. Elles exigeaient des hommes leur dû et n’hésitaient pas à les attaquer pour en obtenir satisfaction (3).
Comme ce qu’il en disait est essentiel à mon argumentation, je préfère donc citer tout ce fragment de texte qui étaye la nécessité de cette radicale remise en cause du masochisme dit féminin et du même coup de la passivité féminine : » … je ne doute pas de l’importance des femmes dans la société grecque antique… non seulement elles y avaient leur vraie place, mais ceci veut dire qu’elles avaient un poids tout à fait éminent dans les relations d’amour comme nous en avons toutes sortes de témoignages. C’est qu’il s’avère, à condition toujours de savoir lire, qu’elles avaient ce rôle pour nous voilé mais pourtant très éminent, le leur dans l’amour, simplement le rôle actif, à savoir que la différence qu’il y a entre la femme antique et la femme moderne c’est qu’elle exigeait son dû, qu’elle attaquait l’homme… En tout les cas, Aristophane, qui était un très bon metteur en scène de Music-hall, ne nous a pas dissimulé comment se comportaient les femmes de son temps. Il n’y a jamais rien eu de plus caractéristique et de plus cru concernant les entreprises, si je puis dire, des femmes. »
Serait-il possible que, par la psychanalyse, les femmes retrouvent enfin cette vraie place? Il faudrait, pour cela, bousculer énergiquement quelques idées reçues et remettre en cause quelques préjugés théoriques bien établis : par exemple, le fait que le masochisme et la passivité seraient l’apanage des femmes alors que ces deux composantes sexuelles soutiennent avant tout leurs identifications viriles, leur masculinité, et constituent la marque même, le symptôme, de leur envie du pénis qui, pour être refoulée, n’en n’est pas moins restée intacte.
C’est ce que Freud découvre dans « On bat un enfant »(4) avec les fantasmes masochiques des petites filles. Par contre, quand les femmes jouent un rôle actif, dans leurs rapports avec les hommes, en réclamant leur dû, malgré toutes les apparences, elles ne sont pas dans la revendication. Elles expriment, au contraire, la dimension de leur désir et assument, donc, leur privation phallique. J’ai inventé, pour les besoins de mon argumentation, une petite fiction clinique à partir de la biographie d’Anna Freud écrite par Elisabeth Young Bruehl (5). Je lui ai donné pour titre
« Les belles histoires » d’Anna où les obscures raisons de son dévouement à la cause analytique
Nous apprenons qu’en imagination et dans ses rêves, Anna Freud s’identifiait le plus souvent à des personnages masculins, comme en témoigne ce rêve qu’elle fit adolescente et qu’elle avait raconté à son père: « Je devais défendre une ferme qui nous appartenait mais mon épée était cassée si bien que, quand je l’ai tirée de mon fourreau, j’ai eu honte face à l’ennemi » (6).
Ce rêve est très précieux puisqu’il révèle, bien sûr, les éléments de son complexe de castration, son envie du pénis, ainsi que la petite « cellule élémentaire » de sa névrose -sans doute une névrose obsessionnelle – mais c’est aussi le genre de scène, indique sa biographe, qu’Anna devenue analyste, considérera comme typique des fantasmes de fustigation.
Nous apprenons aussi, dans cette biographie, qu’en octobre 1918 – elle a vingt trois ans – Anna commence une analyse avec son propre père. Freud déjà triomphant, écrivait à Ferenczi: « L’analyse d’Anna sera très élégante ». En fait d’élégance, Freud commence à écrire, dès le mois de décembre de cette même année, « On bat un enfant ». Il y parle, à mots couverts, d’Anna et de ses fantasmes de fustigation. Toujours d’après sa biographe nous apprenons que dans quelques poèmes et dans une ébauche de roman, Anna racontait souvent des histoires de jeunes gens soumis à la volonté d’un empereur tout puissant qui les humiliait, les bafouait et les punissait. Le récit se terminait par une grande scène de réconciliation et quelquefois… de masturbation.
En 1922, Anna cesse d’écrire des poèmes, renonce à son roman, mais écrit par contre un article de théorie analytique, « Fantasmes de fustigation et rêveries diurnes ». Elle présente ce texte, qui est en fait un fragment autobiographique, à la société psychanalytique de Vienne, pour être admise au sein du groupe.
Bien sûr, elle dit qu’il s’agit de l’une de ses analysantes et immanquablement l’un des participants se risque à dire que cette jeune femme rencontrerait encore bien des déboires dans sa vie. Freud prend alors « la défense de sa petite fille » – ce sont les mots d’Anna (7) – mettant en acte pour elle un beau fantasme de sauvetage, de rédemption par le père idéalisé devenu, de ce fait même, intouchable, inatteignable.
Par contre en lisant ce que Freud pensait de cette comparution d’Anna devant ses pairs, nous apprenons que lui – à chacun ses fantasmes – se comparait à Brutus qui avait du juger ses propres fils et les condamner à mort. En ravivant un peu mes souvenirs de l’histoire romaine, j’ai redécouvert l’existence de deux Brutus. L’un, celui dont parle Freud, avait tué ses fils, l’autre était le fils présumé de César et avait participé au meurtre de son père.
Avec ces deux Brutus, nous entrons dans le vif de notre sujet: comment les filles réussissent-elles à trouver une place dans le désir de leur père en assumant leur féminité, alors que ce qui préoccupe avant tout les hommes de leur famille, ce sont les rapports d’amour et de haine maintenus entre un père et ses fils? C’est bien en effet à partir de là que doit être reposée la question du masochisme dit féminin. J’avancerai et j’essayerai surtout de démontrer que ce masochisme est lié, pour les femmes, à l’Oedipe de leur père.
Propos contestataires sur le prétendu masochisme féminin
De la clinique à la théorie, trois temps, trois textes de Freud étayent cette approche.
1920 – « On bat un enfant ».
Freud s’étonne du fait que les petites filles, en renonçant à leur amour incestueux pour le père, renoncent en même temps à leur féminité. Elles se fantasment en garçon et « donnent vie – par ces fantasmes masochiques – à leur complexe de masculinité » (8).
1924 -« Problème économique du masochisme ».
Ce masochisme dit féminin, qui constitue l’essence de la féminité, est, dans ce texte, pourtant mis au compte des hommes (9).
« Le masochisme féminin, écrit Freud, est le plus accessible à notre observation, le moins énigmatique et on peut le saisir dans toutes ses relations… Chez l’homme (auquel je me limiterai ici, en raison du matériel dont je dispose), nous avons une connaissance suffisante de cette sorte de masochisme par les fantasmes de personnes masochistes (fréquemment impuissantes pour cette raison)… »
Ce n’est que, par une identification au désir de ces hommes, de ces hommes féminisés et masochiques, que l’hystérique explore les voies de la féminité, même si elle s’arrête le plus souvent en chemin, son désir restant suspendu au désir du père, à ce que Lacan a appelé beaucoup plus tard sa père-version, sa version vers le père, par rapport à laquelle ces fantasmes masochiques trouvent leur juste place (10). Reste le fait que si les femmes s’intéressent à ce masochisme féminin des hommes, c’est quand même, parce que s’y exprime, outre le désir d’être battu dévoré – violé – castré par le père, celui d’accoucher d’un enfant de lui. qui est un désir féminin par excellence.
1928 – Mais le texte le plus révélateur et pourtant le plus inattendu concernant le masochisme est celui de « Dostoïevski et le parricide » (11). Là, pour la première fois, le masochisme des hommes névrosés recueille en son sein toutes les composantes du complexe de castration masculin, à savoir angoisse d’être castré par son père, en punition des désirs de mort éprouvés à son égard. Angoisse, aussi, d’être aimé de lui comme une femme et d’en attendre un enfant. Freud le souligne à nouveau énergiquement « … la menace que la castration fait peser sur la masculinité, renforce l’inclination du garçon à se replier dans le sens de la féminité, à se mettre à la place de la mère, à tenir le rôle de celle-ci comme objet d’amour pour le père. Seulement l’angoisse de castration rend également cette solution impossible… La castration est effroyable aussi bien comme punition que comme prix de l’amour ».
En deux temps et trois mouvements, ce masochisme qui caractérisait, au départ, le complexe de castration féminin, est maintenant mis au compte du complexe de castration masculin. Mais ces deux approches ne sont pourtant pas inconciliables – elles sont même liées l’une à l’autre – comme en témoigne un passage du texte de Freud, « On bat un enfant ».
On y découvre, en effet, que la résolution de l’Oedipe de la petite fille reste suspendue à l’Oedipe de son père. Un passage de ce texte, une fois interprété, se révèle décisif : « Par ces fantasmes masochiques, écrit Freud, la fille échappe à l’exigence de la vie amoureuse en général, elle se fantasme en homme, sans devenir, elle-même, virilement active et n’assiste plus qu’en spectateur à l’acte – (l’acte de battre) – qui se substitue à l’acte sexuel. »(12) Par ces fantasmes on peut dire que les femmes se font ainsi les spectateurs, les témoins, les martyres de l’Oedipe du père. C’était ce à quoi s’était voué Anna Freud.
Se pose alors dans ce contexte une question essentielle : comment, dans une analyse, les femmes pourraient-elles abandonner leur père à son triste sort – le laisser résoudre tout seul ou avec un analyste – les affres de son propre Oedipe? C’est le personnage d’Antigone qui nous en indique la voie.
« Ma fidèle Anna – Antigone »
Voici donc cette fidèle Anna – Antigone, c’est ainsi que Freud appelait sa fille dans une lettre envoyée à Ferenczi. Si ce personnage peut nous faire un pas de plus, c’est surtout en prêtant attention au fait qu’Antigone n’était pas seulement la fille d’Oedipe, mais aussi sa soeur. Ils avaient tous les deux la même mère.
Du même coup, Antigone et Oedipe se retrouvent, après l’élimination de Laïos, donc sans intervention de la métaphore paternelle, tous les deux en concurrence, pour être l’objet métonymique de Jocaste, pour être son bel objet phallique. C’est donc là que se trouve la clef du problème.
A chacun sa culpabilité
La question du masochisme dit féminin, supporté par les femmes, n’est éclairée que par le texte du « Tabou de la virginité ». Freud y démontre en effet que la culpabilité des hommes et des femmes n’est pas forcément la même. Pour les hommes, elle est liée au désirs de mort éprouvés à l’égard du père. Pour les femmes, leur désir est plus spécifique et aussi plus localisé : il est désir de castrer le père, soit par simple dépit amoureux, par déception, soit parce que le père, comme c’est le cas dans la névrose, est maintenu comme un objet rival dans la conquête de l’amour de la mère. Les filles veulent donc porter atteinte à l’organe qui leur a été refusé.
Dans l’analyse, pour sortir de leur position féminine passive et masochique, les hommes doivent reconnaître, au delà de cet amour pour le père, la haine première, inaugurale, qu’ils éprouvent à son égard avec ce qui en est sa cause, l’amour pour la mère, premier objet.
Pour les filles, au delà de cette demande d’amour adressée au père, mieux vaut reconnaître les désirs de vengeance à son égard, le désir de le castrer en rétorsion de ce qu’il est sensé leur avoir fait subir. Elles retrouvent alors la mère, non pas comme objet d’amour, mais comme objet de haine. Puisque comme Freud l’avait repéré, c’est elle qui est à l’origine rendue responsable de leur absence de pénis, du fait qu’elles ont été faites filles.
Quand Antigone occupe sa place de fille d’Oedipe, identifiée à lui, elle interroge ce lien du fils au père où selon la remarque de Lacan « le sadisme est pour le père et le masochisme pour le fils ».
Quand elle occupe sa place de sœur d’Oedipe, par rapport à Jocaste, il faut bien qu’elle assume sa haine pour lui, ses désirs de vengeance. Pour les femmes, l’Oedipe de leur père et la culpabilité qu’elles assument par sympathie pour lui constituent la paille qui leur évite de voir la poutre qui les aveugle elles-mêmes, celle de leur propre Oedipe.
Reposons donc la question : comment les femmes peuvent-elles sortir de cette passivité et ce masochisme qui témoignent du maintien de leurs positions viriles? Pour en suggérer une solution possible, je prends, ici, un raccourci, avec une petite histoire que j’ai empruntée à Rabelais. Je lui ai donnée pour titre
Les nécessités de la braguette
C’est une apologie de l’activité féminine. Un jour que le Seigneur de Melville essayait une armure neuve pour suivre son roi en guerre, sa femme considérant qu’il avait pris trop peu de soin de ses attributs virils – attributs qu’elle considérait comme étant leur bien commun – lui donna pour s’en faire rempart un gros casque de combat qu’elle tenait en réserve dans un placard (13).
A ce propos Rabelais cite ces quelques vers :
« Celle qui vit son mari tout armé,
sauf la braguette, partir en escarmouche
lui dit : Ami de peur qu’on ne vous touche
armez ceci qui est le plus aimé ».
Si j’ai tout d’un coup appelé Rabelais à la rescousse pour chasser les miasmes de ce masochisme, c’est tout d’abord parce que les psychanalystes ont quand même besoin d’un peu de joie de vivre pour affronter les difficultés de leur travail. Mais il y a à cela une autre raison : le masochisme est une source de très grand danger pour chacun d’entre nous. Certes, dans chacune de ces manifestations, il réussit à dompter la pulsion de mort, à l’amadouer, mais ce n’est jamais sans frais, car le masochisme perturbe le fonctionnement du principe de plaisir qui est le gardien de notre vie. A cause de lui, il est moins vigilant.
Ce masochisme, par ces effets sur les psychanalystes, met en danger la psychanalyse elle-même. Elle la soumet aux effets destructeurs de la pulsion de mort.
… pour que dure la psychanalyse
Les trois personnages de femmes que j’ai évoqués, Xantippe, Anna et notre Dame rabelaisienne, dessinent les trois places possibles d’une femme dans les réinventions de la psychanalyse.
Xantippe, à force de crier, fut exclue du cénacle des amis de la sagesse et ne put assister, à ce titre, à la mort de Socrate.
Anna, à force de chercher des bâtons pour se faire battre, obtint satisfaction. Son père fit d’elle la gardienne du dogme freudien.
Quant à la dame rabelaisienne, elle démontre à merveille ce que Freud pensait des femmes: combien elles sont peu aptes à la sublimation et surtout peu sensibles aux bienfaits de la civilisation, car elles sont responsables de la survie de l’espèce. Tandis que son homme partait en guerre pour l’amour de son roi, elle, s’intéressait à ses génitoires et pensait avant tout à les protéger. Elle avait pour cela de bonnes raisons, car, comme le souligne Rabelais avec un solide bon sens, « sans la tête, c’est l’homme qui disparaît, mais sans les couilles, c’est toute l’espèce humaine »(14).
Si elles sont si bonnes gardiennes de l’espèce ne pourrait-on pas confier aux femmes la survie de la psychanalyse?
Pour qu’elles puissent assumer cette responsabilité, il faudrait qu’elles renoncent aux positions masochiques qui les inscrivent paradoxalement du côté des hommes mais qui, surtout, entretiennent l’illusion d’une fausse transmission de la psychanalyse par une filiation imaginaire, cette filiation restant suspendue au bon vouloir d’un père idéalisé – qui aime bien châtie bien – et où seul Dieu reconnaîtrait les siens. Mais peut-être que les femmes, pour pouvoir soutenir de façon active et efficace les réinventions de la psychanalyse, ne peuvent être qu’exclues, comme au temps de Socrate ou comme au temps de Rabelais, lorsque les hommes partaient en escarmouche. De cette place d’exclusion, on ne peut que souhaiter qu’elles réussissent enfin à convaincre les hommes qui leur sont proches, de l’inanité des guerres de religions, de conquêtes ou de succession, puisque celui, au nom duquel elles sont toujours faites, n’a jamais existé.
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Bonjour,
J’ai beaucoup aimé ce texte, il me permet de me comprendre les éléments qui se jouent avec une de mes patientes.
Bien à vous
CC