Le vernis de la civilisation est extrêmement fragile, il se craquelle et se fissure dans le moindre de nos gestes et de nos propos. Sous les plus belles réalisations humaines, dans les domaines de l’art, de la littérature ou de la politique, réapparaît sans cesse, sous une forme plus ou moins masquée, notre inhumanité à savoir notre désir de destruction envers ceux qui nous entourent.
Cette inhumanité n’est plus du tout masquée dans les conflits armés qui surgissent entre pays voisins et qui perdurent souvent des années, même si nous arrivons à les oublier, en nous habituant à leur existence, oubliant du même coup, tous les morts, blessés et familles endeuillées qui accompagnent ces guerres.
Dans mon enfance, on évoquait souvent l’histoire de la paille et de la poutre, parabole du Christ devenue dicton. « Pourquoi, disait-il, regardes-tu, sans cesse, la paille qui est dans l’œil de ton voisin alors que tu ne vois même pas la poutre qui est dans ton œil ? »
Avec cette question de l’inhumain, la poutre de notre œil est indispensable, tout au moins, si on se réfère à ce que Freud en suggère dans « Malaise dans la civilisation ». Mais elle est tout autant nécessaire, cette poutre, si nous nous référons à ce que nous pouvons apprendre, au cours de l’expérience d’une analyse, à propos du moindre de nos rêves ou de nos actes manqués : nous nous y débarrassons allègrement de tous ceux qui peuvent faire obstacle à la réalisation de nos désirs les plus chers, ou de tous ceux qui portent atteinte à la haute opinion que nous avons de nous-mêmes, en les envoyant au Diable ou encore « ad Patres ». Nous les envoyons ainsi, sans autre forme de procès, rejoindre le monde de nos ancêtres.
Pour décrire cette foncière méchanceté qui est au cœur de chacun de nous, Freud, comme souvent, aime bien faire appel non seulement au savoir mais aussi à l’humour des poètes. C’est ainsi qu’il citait Henri Heine, dans une note de « Malaise dans la civilisation » :
« Un grand poète peut se permettre d’exprimer, tout au moins sur le ton de la plaisanterie, des vérités psychologiquement sévèrement réprouvées. C’est ainsi que H. Heine nous l’avoue : « je suis l’être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d’un bon lit, d’une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres ; devant la porte quelques beaux arbres ; et si le Bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux qu’il m’accorde de voir cinq ou six de mes ennemis pendus à ces arbres. D’un cœur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu’ils m’ont faites pendant leur vie – certes on doit pardonner à ses ennemis mais pas avant qu’ils soient pendus. » (Heine, pensées et propos)
Freud évoque cette question de l’agressivité dans les relations humaines les plus ordinaires, avec cette formule expéditive et qui pourrait donc se passer de commentaires « L’homme est un loup pour l’homme ».
Il est sans illusion, on ne baigne pas, avec lui dans les bons sentiments sirupeux : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer […] cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans notre rapport avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. »
Que croyez-vous que Freud propose comme solution, enfin plutôt comme façon de s’en tirer au mieux, comme un pis-aller ? La réponse est surprenante : une communauté ne tient ensemble par des relations d’amour que si elle peut trouver à l’extérieur des ennemis à détester contre lesquels elle peut exercer son agressivité et ses manifestations d’intolérance, en somme réussir à les dériver vers eux !
Lacan, à cette solution si pessimiste, en oppose une autre, en apparence, plus satisfaisante : c’est par la parole, que la jalousie et la concurrence agressive des hommes entre eux peuvent être assumées, symbolisées et donc finalement abandonnées.
Mais, pour lui aussi, au cœur de l’être humain, existe ce que, dans l’Ethique de la psychanalyse, il appelle le « lieu de la destruction absolue » ou encore « L’Etre suprême en méchanceté ».
Si bien que reprenant cette phrase que Freud a lui-même cité « si tu veux la paix, prépare la guerre » nous pourrions la transformer ainsi : si tu veux la paix, prépare toi à te faire la guerre, à lutter contre cette inhumanité, qui est au cœur de toi-même, qui en t’obligeant à la dépasser, à la surmonter, fait ainsi de toi un être humain dit civilisé.
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