Le pouvoir des « Imagos »; Notes de lecture des premiers textes de Lacan psychanalyste

Si Freud a inventé la psychanalyse par la voie de l’hystérie, Lacan a choisi les chemins de la psychose, accompagné par des femmes folles et criminelles. Parmi elles, sont devenues célèbres, Aimée, l’héroïne de sa thèse (1), et les deux sœurs Papin, Christine et Léa (2).

Si sa thèse, datée de 1930, constitue un témoignage du Lacan psychiatre, celui du Lacan psychanalyste n’a pas été conservé. En effet, en 1936, au congrès de Marienbad, il présente, comme première contribution aux réinventions de la psychanalyse, une étude sur le « Stade du miroir » mais aucune trace n’est restée de cette première intervention (3). Il y met en avant « l’imago du corps morcelé » et « l’imago du corps propre », reprenant ainsi un concept déjà en usage dans le milieu analytique mais en lui donnant une nouvelle portée.

 

Ce terme d’imago mérite donc d’être précisé et articulé, d’une part par rapport à la théorie freudienne et notamment avec ce que Freud a décrit des trois formes d’identification(4) – identification primaire narcissique, identification à un petit trait de l’autre ( au symptôme de l’autre), identification hystérique au désir de l’autre -, d’autre part, par rapport à ce que Lacan avancera plus tard des éléments d’une logique du signifiant.

 

 

A l’orée de la psychanalyse

 

 

Quelques textes de Lacan, la plupart repris dans les Écrits, marquent son entrée dans le champ de la psychanalyse. Il les présente dans un petit texte introductif qu’il a intitulé « De nos antécédents ». Il en écrit ceci : « Nous trouvons replacer ces textes dans un futur antérieur : ils auront devancé notre insertion de l’inconscient dans le langage »(5). C’est donc à ce titre qu’ils méritent donc toute notre attention. La question qui se pose étant celle de savoir comment Lacan est passé de cette fonction de l’imago à la notion de structure qui ne peut être prise en compte qu’avec l’appui linguistique du signifiant.

 

Voici regroupés, datés et nommés chacun des textes à partir desquels nous pouvons travailler ce concept d’imagos :

 

en 1936, « Au-delà du « Principe de réalité » »,

 

en 1938, « Les complexes familiaux »,

 

en 1946, « Propos sur la causalité psychique »,

 

en 1948, « L’agressivité en psychanalyse »,

 

en 1949, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu’elle nous est révélée par l’expérience analytique »,

 

en 1950, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie ».

 

A partir de chacun de ces textes nous isolerons les définitions que Lacan a données de ces imagos, comment il les a articulées en les mettant en rapport avec les complexes – complexe du sevrage, complexe d’intrusion, complexe d’Oedipe – et nous retrouverons aussi, dans leurs diverses occurrences, les différentes formes d’imago qui sont au nombre de cinq : imago du corps maternel, imago du corps morcelé, imago du corps propre, imago du frère rival, qu’il appelle aussi l’imago du semblable, enfin l’imago du père.

 

Parmi celles-ci, l’imago du corps morcelé et celle du corps propre ont été isolées et baptisées par lui.

 

 

Les imagos dans la clinique

 

 

C’est tout d’abord dans la pénombre du cabinet analytique que Lacan fait ressurgir ses inquiétantes imagos dont l’analyste reprend le rôle et qui réveille ainsi le transfert négatif de l’analysant. Il donne un exemple clinique de ce transfert, le symptôme d’une jeune fille hystérique qui souffrait depuis des mois d’une astasie-abasie.- troubles de la marche et l’équilibre -qui résistait depuis vaillamment à tous les efforts de suggestion thérapeutique entrepris et il indique comment Il réussit à la guérir justement parce qu’il « se trouva identifié d’emblée à la constellation des traits les plus désagréables que réalisait pour elle l’objet d’une passion, assez marqué au reste d’un accent délirant ».

 

« L’imago sous – jacente était celle de son père, écrit-il, dont il suffit que je fisse remarquer que l’appui lui avait manqué… pour qu’elle se trouva guérie de son symptôme, sans pour autant qu’elle y ait vu plus que du feu… »(6)

 

Dans le travail de l’analyse, poursuit-il, s’effectue « le transfert imaginaire sur notre personne d’une des imagos plus ou moins archaïques qui, par un effet de subduction symbolique, dégrade, dérive ou inhibe le cycle de telle conduite, qui, par accident de refoulement, a exclu du contrôle du moi telle fonction ou tel segment corporel, qui par une action d’identification a donné sa forme à telle instance de la personnalité »(7).

 

Mais Lacan ne se contente pas de décrire comment l’analyste se fait le support de ces imagos archaïques, il les inclut également dans une dialectique de la cure et surtout les intègre déjà à une expérience de langage, en tant que l’analyste se fait l’interlocuteur de son analysant. Il décrit le surgissement de ces imagos toujours ignorées du sujet et découvertes par l’analyse dans un fragment de texte qu’il nomme « Description phénoménologique de l’expérience psychanalytique »(8).

 

Il précise tout d’abord ceci : « Le donné de cette expérience – l’expérience analytique – est d’abord du langage, un langage, c’est à dire un signe ». En effet, dans cette expérience, l’analyste y joue le rôle d’interlocuteur : « Par le seul fait qu’il est présent et qu’il écoute, cet homme qui parle – l’analysant – s’adresse à lui et puisqu’il impose à son discours de ne rien vouloir dire, il y reste ce que cet homme veut lui dire ». Ainsi dans la trame tissée par l’association libre apparaît le discours intentionnel du sujet, son discours inconscient tel qu’il s’adresse à cet autre qu’est l’analyste. Mais ce discours intentionnel du sujet, est-ce bien à lui qu’il s’adresse? »

 

Au-delà de l’analyste, apparaissent maintenant les vrais interlocuteurs de l’analysant soit ce que Lacan appelle des imagos.

 

L’analysant « s’adresse-t-il toujours à l’auditeur vraiment présent ou maintenant à quelques-uns autres, imaginaire mais plus réel : au fantôme du souvenir, au témoin de la solitude, à la statue du devoir, au messager du destin? Mais dans sa réaction même au refus de l’auditeur – il s’agit de l’analyste qui refuse de répondre – le sujet va trahir l’image qu’il lui substitue. Par son imploration, par ses imprécations, par ses insinuations, par ses provocations et par ses ruses… il lui communique le dessin de cette image… l’analyste retrouve cette image même que par son jeu il a suscitée du sujet, dont il a reconnu la trace imprimée en sa personne… Ces traits, il les découvre dans un portrait de famille : image du père ou de la mère, de l’adulte tout puissant, tendre ou terrible, bienfaisant ou punisseur, image du frère, enfant rival, reflet de soi ou compagnon ».

 

Lacan décrit donc le travail du psychanalyste comme un travail d’illusionniste mais comme un travail qui « a justement pour fruit de résoudre une illusion ». « Son action thérapeutique… doit être définie essentiellement comme un double mouvement par où l’image, d’abord diffuse et brisée, est régressivement assimilée au réel, pour être progressivement désassimilée du réel, c’est à dire restaurée dans sa réalité propre ». C’est en retrouvant cette imago que l’analysant et l’analyste se retrouvent dans cet « au-delà du Principe de réalité ».

 

 

Les imagos dans la théorie analytique

 

 

Ce terme d’imago a certes été utilisé par Freud. Mais pas très souvent. Je me souviens qu’il évoque l’imago maternelle originelle avec les craintes d’empoisonnement qu’elle provoque chez la petite fille dans ses textes sur la sexualité féminine et qu’une autre fois, dans les « Essais de psychanalyse », il décrit les liens sensuels au premier objet d’amour « ou à son prototype (imago) ». Ce sont les deux seules occurrences que j’ai retrouvées parce qu’en fait ce terme d’imago a été surtout employé par Mélanie Klein notamment à propos de ce qu’elle appelle la primitive enceinte du corps maternel ou encore L’imago du parent combiné, sorte de monstre biparental proche de la bête à deux dos.

 

Pour décrire ces imagos, Lacan évoque tout d’abord quelques personnages nés de la Commedia del Arte: « On peut y reconnaître les personnages même qu’ont typifié le folklore, les contes, le théâtre… l’ogresse, le fouettard, l’harpagon, le père noble et la figure d’Arlequin, puis il les aborde dans le champ théorique. C’est en étudiant le stade du miroir que Lacan s’est lui intéressé à la fonction de l’Image et de l’imago.

 

 

Ce concept de l’imago

 

 

Voici une des définitions les plus explicites qu’il a donné de ce concept de l’imago :

 

« L’histoire du sujet se développe en une série plus ou moins typiques d’identifications idéales qui représentent les plus purs des phénomènes psychiques en ceci qu’ils révèlent essentiellement la fonction de l’imago et nous ne concevons pas le moi autrement que comme un système central de ces formations, système qu’il faut comprendre comme elles dans sa structure imaginaire et dans sa valeur libidinale ».

 

Avec cette définition du moi comme la somme des imagos du sujet nous rejoignons la définition de Freud, celle du moi comme la somme des identifications du sujet.

 

Mais en présence de cette définition des imagos qui s’appuie sur ses effets imaginaires il est nécessaire de prendre solidement appui sur le terme antique d’imago qui peut être traduit par symbole, car il nous permet de prendre en compte les deux registres de l’imaginaire et du symbolique dans cette approche de l’imago, sans exclure bien sûr celui du réel

 

 

La fonction « informatrice » de l’imago

 

 

Lacan utilise par deux fois le terme d’information et non pas de formation pour décrire le pouvoir des imagos dans son texte « Au-delà du principe de réalité ».

 

Il souligne notamment « l’usage génial que Freud a su faire de la notion de l’Image dans sa fonction concrète »(9) avec ce qu’il a avancé de l’identification – sous ses trois formes(10) -, mettant ainsi en valeur « sa fonction informatrice dans l’intuition, dans la mémoire, dans le développement »(11). Je laisse pour l’instant ces trois termes – intuition, mémoire, développement – en attente, je les reprendrai plus loin dans la conclusion de ce travail sur les imagos, pour reprendre tout d’abord, pas à pas ce que Lacan écrit dans ce même texte, quelques pages plus haut, de cette fonction informatrice de l’imago : « Considérons maintenant les problèmes de l’image. Ce phénomène sans doute le plus important de la psychologie par la richesse de ses données concrètes, l’est encore par la complexité de sa fonction, complexité qu’on ne peut tenter d’embrasser sous un seul terme, si ce n’est sous celui de fonction d’information(12). Les acceptions diverses de ce terme, qui de la vulgaire à l’archaïque, visent la notion sur un événement, le sceau d’une impression ou l’organisation par une idée, expriment assez bien les rôles de l’image comme forme intuitive de l’objet, forme plastique de l’engramme et forme génératrice du développement ». Dans les lignes qui suivent, il indique à propos de « ce phénomène extraordinaire » qu’il a des effets tout à la fois sur « les conditions de l’esprit » mais aussi sur « des déterminismes organiques d’une profondeur insoupçonnée ».

 

Pour mieux décrire cette fonction informatrice de l’imago et la saisir de façon concrète dans la clinique, reprenons tout d’abord pas à pas les cinq formes d’imagos nommées par Lacan, l’imago du corps de la mère avec celle qui lui est co-existante, l’imago du corps morcelé. Puis deux autres imagos qui ont des fonctions structurantes particulières, celle de L’imago du corps propre, et celle de l’objet rival, l’imago du semblable, celle enfin de l’imago du père.

 

 

L’imago maternelle originaire

 

 

L’imago du corps de la mère est celle qui recèle toute l’agressivité originelle qui est au cœur de l’être humain. Pour la décrire dans son texte « L’agressivité en psychanalyse » évoque le travail de Mélanie Klein avec de jeunes enfants : « C’est seulement Mélanie Klein qui travaillant sur l’enfant à la limite même de l’apparition du langage, a osé projeter l’expérience subjective dans cette période antérieure où l’observation nous permet pourtant d’affirmer sa dimension… Par elle nous savons la fonction de la primordiale enceinte imaginaire formée par l’imago du corps maternel. Par elle nous avons la cartographie… de son empire intérieur et l’atlas historique de ses divisions intestines où les imagos du père et des frères réels ou virtuels, où l’agression vorace du sujet lui-même, débattent leur emprise délétère sur ces régions sacrées. Pour le dire avec d’autres mots, c’est un vrai panier de crabes là dedans. Une jungle. Tous les coups y sont permis: On tue, on châtre, on éventre et on dévore à belles dents.

 

En corrélation avec ce monde sans merci du corps de la mère apparaît l’imago du corps morcelé, dépecé. C’est un juste retour des choses : à l’agressivité originelle du sujet répond celle de la mère et celle des tous ces êtres fantasmatiques rencontrés dans cette enceinte imaginaire du corps de la mère.

 

Mais cette imago de la mère est surtout explicitée dans son texte paru dans l’encyclopédie française et qui est intitulé « Les Complexes familiaux ».

 

Cette imago est posée en corrélation avec le complexe du sevrage et définie par rapport à lui : « Le complexe du sevrage fixe dans le psychisme la relation du nourrissage, sous la forme parasitaire qu’exigent les besoins du premier âge de l’homme ; il représente la forme primordiale de l’imago maternelle. »

 

Lacan précise aussi à propos de ce complexe que « nous touchons ici au complexe le plus primitif du développement psychique, à celui qui se compose avec tous les complexes ultérieurs; il n’est que plus frappant de le voir entièrement dominé par des facteurs culturels et ainsi dès ce stade primitif, radicalement différent de l’instinct »

 

Et à ceci il apporte une caution clinique : « En fait le sevrage, par l’une quelconque des contingences opératoires qu’il comporte, est souvent un traumatisme psychique dont les effets individuels, anorexies dites mentales, toxicomanies par la bouche, névroses gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse ».

 

La définition qui est peut-être la plus évocatrice pour nous, en fonction de ce que nous avons déjà travaillé des textes de Lacan, est sans nul doute celle-ci : L’imago du sein maternel émerge comme une « représentation inconsciente qui est au coeur de ce complexe qui l’anime », le complexe du sevrage.

 

La description des fonctions de cette imago maternelle est d’une grande richesse clinique. par exemple nous pouvons remarquer que, toujours dans ce même texte, en marge de ce traumatisme psychique que constitue pour le petit sujet l’épreuve du sevrage, il évoque un autre traumatisme, celui de la rupture avec la vie intra-utérine, l’abandon de l’habitacle maternel. L’imago maternelle recueille donc les traces de ce traumatisme premier, ce que révèle d’ailleurs l’ambiguïté du mot sein lui-même comme en témoigne l’expression « l’accueillir en son sein ».

 

Lacan écrit ceci : « sous les fantasmes du rêve comme sous les obsessions de la veille se dessinent avec une impressionnante précision les images de l’habitat intra-utérin et du seuil anatomique de la vie intra-utérine… »

 

Il justifie cette double fonction de l’imago maternelle en tant que représentation inconsciente tout à la fois de la naissance et du sevrage, par le fait que ce n’est pas la naissance en elle-même qui est un traumatisme psychique c’est la prématuration de la naissance. L’état de faiblesse « propre à la vie intra-utérine survit à celle-ci ».

 

Mais cette imago maternelle originaire nous dit Lacan doit être « sublimée » : « L’imago… doit être sublimée pour que de nouveaux rapports s’introduisent avec le groupe social, pour que de nouveaux complexes les intègrent au psychisme. Dans la mesure où elle résiste à ces exigences nouvelles, qui sont celles du progrès de la personnalité, l’imago, salutaire à l’origine, devient facteur de mort ».

 

Et il décrit alors, en liaison avec cette imago maternelle non sublimée, provoquée par elle, une « tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, (qui) se révèle dans des suicides très spéciaux « non violents » en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnements lents de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. l’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère »

 

 

L’imago du corps morcelé et l’imago du corps propre

 

 

Voici comment Lacan décrit cette imago du corps morcelé, celle d’avant le stade du miroir, tout d’abord dans l’article intitulé « De nos antécédents »(13) :  » N’omettons pas ce que notre concept enveloppe de l’expérience analytique du fantasme, ces images dites partielles, seules à mériter les références d’un archaïsme premier, que nous réunissons sous le titre des images dites du corps morcelé et qui se confirment de l’assertion, dans la phénoménologie kleinienne, des fantasmes de la phase dite paranoïde ».

 

Une autre approche de cette imago du corps morcelé se trouve dans son texte « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu’elle nous est révélée par l’expérience analytique »(14): « Ce corps morcelé dont j’ai fait recevoir le terme dans notre système de références théoriques se montre régulièrement dans les rêves quand la motion de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch… Mais cette forme se révèle tangible sur le plan organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définissent l’anatomie fantasmatique, manifeste dans les symptômes de schize ou de spasme, de l’hystérie ».

 

Dans le texte intitulé « L’agressivité en psychanalyse », Lacan indique encore que si la psychanalyse a pu rendre compte de ce que représentaient « ces phénomènes mentaux qu’on appelle les images » c’est parce « qu’elle est partie de leur fonction formatrice pour le sujet ». Parmi ces imagos(15), « il en est qui représentent les vecteurs électifs des intentions agressives qu’elles pourvoient d’une efficacité qu’on peut dire magique. Ce sont des images de castration, d’éviration, de mutilation, de dislocation, d’éventrement… bref des imagos que j’ai personnellement groupées sous la rubrique qui paraît bien être structurelle d’imagos du corps morcelé… il n’est besoin que d’écouter la fabulation et les jeux des enfants, isolés ou entre eux, entre deux et cinq ans pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination, que l’expérience de la poupée démantibulée ne fait que combler ». ».

 

Dans un texte de Mélanie Klein, « Le complexe d’Oedipe éclairé par les angoisses précoces », les dessins de Richard permettent de saisir sur le vif la réalité et surtout la redoutable efficacité de ces imagos. Deux de ces dessins qui ont été inscrits par l’enfant sur une même page(16) représentent, l’un, l’imago du corps maternel, l’autre, l’imago de corps morcelé tandis que dans le dessin suivant Richard avait entouré de rouge(17) le dessin qui représentait son corps morcelé pour lui donner son unité. Ainsi avait-il dessiné par cet entourage, ce cadre, l’Imago du corps propre.

 

 

L’imago du corps propre et les imagos des frères

 

 

Lacan souligne que ces imagos du corps morcelé précèdent mais aussi nécessitent la mise en jeu d’une autre imago qui se révèle « salutaire » : l’imago du corps propre. Elle est liée au stade du miroir. Lacan écrit: « Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image »(18). En ce cas c’est donc l’image de son propre corps qu’il doit assumer et cette imago du corps propre lui est bénéfique car elle donne au moi « sa forme orthopédique ». Elle permet au sujet de ramasser les morceaux éparpillés de son propre corps.

 

Lacan écrit : « La perception de la forme du semblable en tant qu’unité mentale est liée chez l’être vivant à un niveau corrélatif d’intelligence et de sociabilité… le phénomène de perception qui se produit chez l’homme dès le sixième mois est apparu sous une forme… caractéristique d’une intuition illuminative, à savoir, sur le fond d’une inhibition attentive, révélation soudaine du comportement adapté (ici geste de référence à quelque partie du corps propre); puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale objectivement le triomphe ».

 

Triomphe de quoi? Justement sur les angoisses de morcellement en tant que cette image vise « à quelque recollement du corps propre ». Par cette image le sujet se dégage de cette « structure archaïque du monde humain dont l’analyse a montré les profonds vestiges : fantasmes de démembrement, de dislocation du corps, dont ceux de castration ne sont qu’une image mise en valeur dans un complexe particulier.

 

Plus loin il poursuit :

 

« La tendance par où le sujet restaure l’unité perdue de soi-même prend place dès l’origine au centre de la conscience. Elle est la source d’énergie de son progrès mental ».

 

Avec cette image spéculaire, « ce que le sujet salue en elle, c’est l’unité mentale qui lui est inhérente. ce qu’il y reconnaît c’est l’imago du double. Ce qu’il y acclame, c’est le triomphe de la tendance salutaire ».

 

Autour de cette matrice du moi, de cette forme que donne l’image du corps propre, se superposera toute une série d’identifications à des alter-egos, à des petits autres imaginaires qui sont des objets rivaux en tant qu’ils entrent dans le champ du désir de la mère.

 

Mais cette identification du stade du miroir sera aussi la souche des identifications secondaires (celles de la sortie de l’Oedipe, celles qui ont des fonctions de normalisation libidinale, c’est-à-dire, celles qui permettent de s’identifier à son propre sexe. C’est là que trouvera sa juste place l’imago du père. Mais avant de l’aborder, je voudrais souligner un rapprochement effectué par Lacan entre les trois séries d’imagos – corps morcelé, corps propre et imago du frère rival – et les trois choix de la névrose – hystérie, névrose obsessionnelle et paranoïa -.Dans la structure de la névrose hystérique est encore à l’œuvre l’imago du corps morcelé. Elle s’y exprime dans les lignes de fragilisations qui définissent l’anatomie fantasmatique de ses manifestations, paralysies hystériques, zones d’insensibilisation ou douleurs fulgurantes, dans des symptômes de schizes et de spasmes.

 

L’imago du corps propre rend compte des mécanismes défensifs de la N.O., de ses camps retranchés et de ses fortifications : « Contre un préjugé souvent exprimé, « le refoulement hystérique et ses retours se produit à un stade plus archaïque que l’inversion obsessionnelle et ses procès isolants et ceux-ci sont eux-mêmes préalables, antérieurs à l’aliénation paranoïaque qui date du virage du je spéculaire en je social »(19).

Ce sont donc les imagos les plus tardives, celles des petits autres imaginaires, celles des objets rivaux qui sont concernées dans la paranoïa.

L’imago du père

 

Si l’imago de la mère et celle du corps morcelé sont toutes deux liées au complexe du sevrage(20), que l’imago du corps propre et l’imago du frère rival sont liées au complexe de l’intrusion(21), l’imago du père, elle, est liée au complexe d’Oedipe.

Dans « L’agressivité en psychanalyse » Lacan définit ainsi la fonction du complexe d’Oedipe : « Celle-ci dans sa normalité est de sublimation, qui désigne très exactement un remaniement identificatoire du sujet… une identification secondaire par introjection de l’imago du parent du même sexe… L’identification oedipienne est celle par où le sujet transcende l’agressivité constitutive de la première individuation subjective. Nous avons insisté sur le pas que constitue dans l’instauration de cette distance, par quoi avec les sentiments de l’ordre du respect, est réalisée toute une assomption affective du prochain. »(22). On cesse donc avec l’aide de cette identification oedipienne de se comporter comme des sauvages.

 

C’est par rapport à des liens conflictuels à l’objet, avec ce que Lacan appelle le mode de connaissance paranoïaque de l’objet, mode de connaissance qui est lié aux états de transitivisme du moi au moment du stade du miroir, que va se poser la nécessité de l’intervention du père. C’est en effet « dans l’autre, au niveau du petit autre imaginaire que le sujet peut savoir ce qu’il désire ». Son désir est donc tout d’abord désir du petit autre avant de pouvoir être désir du grand Autre. Pour en donner la dimension agressive Lacan évoque une fois de plus cette scène de l’invidia décrite par Saint Augustin, celle de cet enfant contemplant d’un regard empoisonné son petit frère de lait, tétant le sein de sa mère ».

J’ai repris la description de ce qu’implique cette découverte du désir par le truchement de l’image de l’autre dans un séminaire parlé et donc plus facile à déchiffrer, celui des « Écrits techniques de Freud ». Il est daté du 12 mai 1954.

 

« Avant que le désir n’apprenne à se reconnaître… par le symbole, il n’est vu que dans l’autre… Le désir du sujet ne peut dans cette relation se confirmer que d’une concurrence, que d’une rivalité absolue avec l’autre, quant à l’objet vers lequel il tend. Et chaque fois que nous approchons, chez un sujet de cette aliénation primordiale s’engendre l’agressivité la plus radicale- le désir de la disparition de l’autre en tant qu’il supporte le désir du sujet ».

Chaque fois que Lacan parle de ce mode de connaissance paranoïaque de l’objet, il pose tout aussitôt la nécessité de la fonction du père pour mettre un terme à cette lutte sans merci. Une autre de ces occurrences étaye cette articulation dans « La causalité psychique » où il écrit :  » Une fonction de puissance et de tempérament à la fois, un impératif non plus aveugle mais « catégorique »… une personne qui domine et arbitre le déchirement avide et l’ambivalence jalouse qui fondaient les relations premières de l’enfant avec sa mère et avec le rival fraternel, voici ce que le père représente… La nouvelle image – l’imago du père – fait « floculer » dans le sujet un monde de personnes (23)qui, en tant qu’elles représentent des noyaux d’autonomie, changent complètement pour lui la structure de la réalité… cette crise a des résonances physiologiques – et… toute purement psychologique qu’elle soit dans son ressort, une certaine « dose d’Oedipe » peut être considérée comme ayant l’efficacité humorale de l’absorption d’un médicament désensibilisateur »(24)

 

Dans « Les complexes familiaux » Lacan pose l’imago du père comme étant à l’origine des deux instances Surmoi et Idéal du moi, l’un exerçant une fonction répressive quant au désir oedipien, l’autre ayant une fonction de sublimation. L’Idéal du moi prenant pour le sujet valeur d’exemple : « L’imago du père, à mesure qu’elle domine, polarise dans les deux sexes les formes les plus parfaites de l’idéal du moi, dont il suffit d’indiquer qu’elles réalisent l’idéal viril chez le garçon, chez la fille l’idéal virginal »(25). Nous voici donc tout d’un coup à nouveau en présence de ce bien curieux tabou de la virginité avec cet idéal virginal qui surgit de façon surprenante au détour du texte de Lacan.

 

 

De l’imago au signifiant, du sujet informé au sujet représenté

 

 

Le sujet est informé, renseigné par ces imagos qui lui donnent forme, le mettent en forme. A partir de là comment Lacan a-t-il franchi le pas de se référer aux deux fonctions linguistiques de la métaphore et de la métonymie pour repérer que toutes les manifestations de l’inconscient que sont les symptômes, lapsus, actes manqués et traits d’esprit sont tous soumis aux mêmes lois, celles du langage et comment du même coup a-t-il pu proposer ces formulations si énigmatiques dans leur sobriété : « L’inconscient c’est le discours de l’Autre » ou encore « Le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Voici donc dans ce nouveau contexte, notre sujet, le vrai sujet celui de l’inconscient, représenté, représenté par un signifiant pour un autre signifiant.

 

C’est en repérant d’une part l’équivalence de l’imago et de l’identification et en précisant mieux, d’autre part, ce que Lacan dit de cette fonction informatrice de l’imago que nous pouvons saisir un de ces points de passage, de franchissement, qui ont permis à Lacan d’élaborer une logique proprement analytique avec l’aide du signifiant.

Voici ce qu’il pose tout d’abord de l’équivalence des deux termes de l’imago et de l’identification : Lacan souligne donc « l’usage génial que Freud a su faire de la notion de l’image » :  » …si sous le nom d’imago, il ne l’a pas pleinement dégagée de l’état confus de l’intuition commune, c’est pour user magistralement de sa portée concrète, conservant tout de sa fonction informatrice dans l’intuition, dans la mémoire, dans le développement

 

Cette fonction, il l’a démontrée en découvrant dans l’expérience le procès de l’identification : bien différente de celui de l’imitation que distingue sa forme d’approximation partielle et tâtonnante, l’identification s’y oppose non seulement comme l’assimilation globale d’une structure, mais comme l’assimilation virtuelle du développement qu’implique cette structure à l’état encore indifférencié ».

 

De cette définition Lacan donne un exemple clinique :

« Ainsi sait-on que l’enfant perçoit certaines situations affectives, l’union particulière par exemple de deux individus dans un groupe, avec une perspicacité bien plus immédiate que celle de l’adulte… il emporte avec l’impression significative, le germe qu’il développera plus tard dans toute sa richesse, de l’interaction sociale qui s’y est exprimée.

 

C’est pourquoi le caractère d’un homme peut développer une identification parentale qui a cessé de s’exercer depuis l’âge limite de son souvenir. Ce qui se transmet par cette voie psychique, ce sont ces traits qui donnent forme particulière à ses relations humaines… Mais ce que la conduite de l’homme reflète alors… c’est la situation actuelle où se trouvait le parent objet de l’identification, quand elle s’est produite, situation de conflit ou d’infériorité dans le couple conjugal par exemple »(26).

Pour suivre à la trace comment Lacan passe de l’imago au signifiant, nous pouvons maintenant regrouper ce qu’il décrit des différents sens du mot « information » de « la vulgaire à l’archaïque ».

Il la définit de trois termes :

« notion sur un événement » – on transmet une information – c’est son sens « vulgaire » –

« le sceau d’une impression », c’est une trace une marque inscrite.

et enfin « l’organisation par une idée ».

 

A ces trois acceptions du terme correspondent les trois rôles de l’image

« comme forme intuitive de l’objet,

forme plastique de l’engramme

et forme génératrice du développement ».

 

Il se révèle fructueux de rapprocher ces trois fonctions de l’imago, forme intuitive de l’objet, engramme qui peut être lu comme l’inscription d’une marque signifiante sur le corps, et « forme génératrice du développement » des trois formes d’identification décrites par Freud :

 

De la forme intuitive de l’objet nous pouvons rapprocher la première forme d’identification décrite par Freud, celle de l’incorporation, et que Freud décrit comme une identification narcissique au père.

 

A la forme de l’engramme, de la marque signifiante inscrite sur le corps correspond la seconde forme d’identification, celle à un petit trait de l’objet, celle que Lacan a appelée « trait unaire » et sur laquelle il a pris appui pour définir la fonction du signifiant..

 

Le rapprochement de la troisième fonction de l’image, celle de la « forme génératrice du développement » à la troisième forme d’identification décrite par Freud, celle de l’identification hystérique au désir de l’Autre est peut-être moins évidente mais on peut soutenir que c’est en effet en fonction du désir en tant que désir de l’Autre que se constitue pour chaque sujet le champ infini de ses objets ce qui trace pour lui les balises nécessaires à son développement..

 

Nous avons ainsi articulés ensemble, par ce rapprochement inattendu entre les trois fonctions informatrices de l’imago et les trois formes d’identification décrites par Freud, les trois registres lacaniens du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui les caractérisent – l’identification primaire narcissique est du registre du réel, l’identification au trait unaire est symbolique, celle de l’identification hystérique au désir de l’autre est imaginaire et nous sommes ainsi passés, non sans effort, du pouvoir des imagos à l’empire du signifiant.

Liliane Fainsilber

Notes

 

1 – J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité.

 

2 – J. Lacan, le crime des sœurs Papin

 

3 – J. Lacan, Écrits, « De nos antécédents », note 1, p. 67, p. 185 ; « je ne donnais pas mon papier au compte-rendu du congrès et vous pourrez en trouver l’essentiel dans mon article sur la famille paru en 1938 dans l’Encyclopédie française (Les complexes familiaux).

 

4 – S. Freud, Essais de psychanalyse, « L’identification », chap. 7.

 

5 – J. Lacan, Ecrits, p.77.

 

6 – Op.cit.,p.107.

 

8 – Op. cit. p. 83, « au-delà du principe de réalité ».

 

9 – Op.cit, p.88.

 

10 – S. Freud, Essais de psychanalyse, « L’Identification », chap. VII.

 

11 – Ecrits, p. 77.

 

12 – Ces mots ont été mis en Italiques par Lacan.

 

13 – Op. cit. p.70.

 

14 – Op. cit. p.97.

 

15 – Écrits, p.104, « ces autres spécifiques, que nous faisons répondre à l’antique appellation d’imago ».

 

16 – Mélanie Klein, Essais de psychanalyse, « Le complexe d’Oedipe éclairé par les angoisses précoces », p.389.

 

17 – Op. cit.. p. 393. Le rouge était la couleur qui le représentait dans ses dessins. le bleu représentait sa mère, le noir son père, le violet son frère.

 

18 – Op. cit., p.94 et 95.

 

19 – Ecrits, « Le stade du miroir », p. 97- 98.

 

20 – « Les Complexes familiaux » p. 25.

 

21 – Op. cit. 35.

 

22 – Ecrits, « l’Agressivité en psychanalyse », p. 117.

 

23 – A propos de ce monde de personnes, nous saisissons là pris sur le vif ce mécanisme que Lacan appelle ‘l’immixtion des sujets ».

 

24 – Ecrits, « Propos sur la causalité psychique », p. 182.

 

25 – Les complexes familiaux », p.65.

 

26 – Ecrits, « Au-delà du principe de réalité ».p.89.

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