Au moment où Lacan aborde sa lecture du texte de Dora, dans son texte » Intervention sur le transfert » (p. 217), il l’annonce ainsi : » La psychanalyse est une expérience dialectique » et plus loin » Je fonderai ma démonstration sur le cas de Dora » Qu’est-ce que Lacan souhaite démontrer ? Il le décrit en une même phrase :
– » Repenser l’œuvre de Freud »
– » retrouver le sens authentique de son initiative »
– » et le moyen de maintenir sa valeur de salut »
Les deux premiers objectifs ne font pas difficulté, il n’en va pas autant du troisième : » La valeur de salut « . A quoi tout d’abord attribue-t-il cette valeur ? Sans doute ce retour à l’œuvre de Freud est-il salutaire à la psychanalyse, par rapport à la mise en danger que constitue pour elle le retour dans le giron de la psychologie, mais aussi peut-être peut-on évoquer également le salut que procure l’analyse elle-même, à condition de préciser les sens que l’on peut donner à ce mot.
En effet le choix de ce terme » salut » étant imprégné d’une connotation religieuse, j’ai éprouvé le besoin de lui donner une portée plus large.
Le salut est un signifiant qui a retenu mon attention parce qu’il mobilise aussitôt ces fantasmes de sauvetage qui apparaissent notamment dans le premier rêve de Dora, le désir d’être sauvé pas son père d’un danger, du danger que courrait sa vertu, avec Monsieur K.
Salut, c’est une parole de bienvenue, certes un peu cavalière, mais il évoque aussi ces annonciations, ces annonciations à la Vierge Marie, où un ange envoyé du ciel, lui annonce qu’elle serait la mère du Sauveur. D’où la célèbre prière » je vous salue Marie… et Jésus, le fruit de vos entrailles est béni…. »
C’est donc d’abord dans le domaine religieux que ce terme prend ses titres de noblesse, le chrétien est en effet censé s’occuper sans cesse de son salut, du salut de son âme.
Mais il a aussi le sens d’échapper à un danger, d’avoir la vie sauve, c’est là que ce salut, avec ce verbe sauver, rejoint nos préoccupations et celles de Dora, notamment avec son premier rêve, ce rêve d’incendie. Puisque nous l’avons vu, elle souhaitait ainsi retrouver son père, au temps de son enfance, le temps où il la réveillait afin qu’elle ne mouille pas son lit.
Dans le domaine de l’analyse, il est adresse à l’analyste : » A bon entendeur, salut ! »
Ce salut a des étymologies intéressantes. Il suffit pour le vérifier de se plonger dans le dictionnaire d’Alain Rey.
Ce mot salut vient du latin salutem, il représente, en première instance, un » aboutissement « . Il peut donc tout à fait convenir à l’expérience analytique. Le problème étant de savoir où on aboutit. Parce que ce terme de Salus peut également se traduire par entier ou en bon état. Or la fin d’une analyse nous permet peut-être d’y arriver en bon état mais certainement pas entier. L’inconscient ayant largement prélevé sa part, cette entièreté s’y révèle donc fort entamée.
Mais Lacan utilise une seconde fois dans ce texte non plus le nom » salut » mais l’adjectif » salutaire » à propos de l’amour que Monsieur K. porte à Dora :
» … cet hommage dont Freud entrevoit la puissance salutaire pour Dora, ne pourrait être reçu par elle comme manifestation du désir, que si elle s’acceptait elle-même comme objet du désir, c’est-à-dire après qu’elle ait épuisé le sens de ce qu’elle cherche en Mme K… » (p. 222)
Donc j’ai relu les renversements dialectiques que repère Lacan dans le texte de Freud en fonction du cadre créé par l’usage de ces deux signifiants, le nom » salut » (p.217), au début de sa démonstration et l’adjectif de la fin, l’amour » salutaire » que Dora aurait pu porter à Monsieur K. (p.222). Concernant cette série de renversements dialectiques je ne ferais pour le moment que quelques remarques :
1 – En choisissant ce procédé descriptif, de lecture du texte, sous forme de cette série de renversements dialectiques, Lacan indique qu’il coïncide, est identique au progrès du sujet, c’est à dire à la réalité de la cure.
2 – Ces renversements dialectiques viennent pour Lacan échouer sur l’obstacle du transfert et préparent plutôt, me semble-t-il, la rupture de l’analyse, le départ de Dora et non pas comme l’évoque Lacan » le triomphe de l’amour « , triomphe que Freud espérait encore, dans les dernières lignes de son texte. Cependant dans cette phrase complexe, pour ne pas dire alambiquée, que j’ai retranscrite ici, la possibilité d’une » issue salutaire » est dessinée en filigrane :
» … C’est la première fois que Freud donne le concept de l’obstacle sur lequel est venu se briser l’analyse, sous le terme de transfert. Ceci à soi seul, donne à tout le moins sa valeur de retour aux sources à l’examen que nous entreprenons des relations dialectiques qui ont constitué le moment de l’échec « . Bon là, c’est l’échec assuré dont rend compte cette dialectique, mais dans la phrase qui suit la possibilité de réussite par les mêmes voies se dessine : » Il nous faudra pourtant passer par toutes les phases qui ont amené ce moment, aussi bien que le profiler sur les anticipations problématiques, qui, dans les données du cas, nous indique où il eut pu trouver son issue achevée « .
3 – La nouvelle vérité qui émerge n’est pas, me semble-t-il, un effacement de l’ancienne, mais s’y juxtapose.
La vérité de ce qui arrive à Dora, sacrifiée par son père, pour pouvoir poursuivre sans les remettre en question ses relations avec la famille K. au premier temps, coïncide, même si c’est de façon contradictoire, est maintenue intacte et juxtaposée avec celle du second renversement dialectique qui met à jour cette autre vérité, la participation de Dora à l’intrigue qui se joue entre tous les protagonistes de cette tragi-comédie. Il ne va de même pour les deux autres temps, le temps où elle se comportait en apparence comme une femme jalouse à l’égard de sa rivale dans l’amour de son père, et le temps non advenu de son analyse, simplement évoqué en note, où elle était un homme jaloux du père dans son amour éprouvé pour une femme.
4 – Ce renversement dialectique n’ayant pas été effectué, l’issue salutaire n’a pas pu être trouvée.
Il aurait du passer par deux autres étapes, la reconnaissance de sa propre féminité, au travers de ce que représentait pour elle Madame K. Mais également, par la reconnaissance de la » puissance virile » sublimée de Freud. Il aurait fait par son interprétation la démonstration qu’il avait été capable, vis à vis de Dora, de lui donner accès à sa féminité.
Rappelez-vous ce qu’écrit Lacan son rapport à son frère, elle se voyait suçotant son pouce, et tiraillant, de son autre main, l’oreille de son frère, assis à coté d’elle. Il écrit voilà ce que sont, pour Dora, un homme et une femme.
Freud en devinant ce qu’était pour Dora Madame K. aurait fait auprès d’elle ses preuves, il aurait démontré qu’il n’était pas impuissant. De se compter comme un homme, lui aurait permis de se compter, elle, comme un femme.
C’est ce que Lacan aborde beaucoup plus tard, dans le séminaire d’Un discours qui ne serait pas du semblant. Il définissait ainsi ce que sont l’un par rapport à l’autre, un homme et une femme. Séance du 2 janvier 1971.
» L’homme et la femme, il est clair que la question n’est posée de ce qui en surgit précocement qu’à partir de ceci qu’à l’âge adulte il est du destin des êtres parlants de se répartir entre homme et femme et que pour comprendre l’accent qui est mis sur ses choses… il faut se rendre compte que ce qui définit l’homme c’est son rapport à la femme et inversement ; que rien ne permet de les extraire de l’expérience parlante complète jusque et y compris dans les institutions où elle s’exprime, à savoir le mariage. Si on ne comprend pas qu’il s’agit, à l’âge adulte de faire l’homme, que c’est cela qui constitue la relation à l’autre partie… se faire homme, l’un des corrélats essentiels est de faire signe à la fille qu’on aime et que nous nous trouvons, pour tout dire, placés d’emblée dans le dimension du semblant « .
C’est amusant qu’à ce propos Lacan ne se risque pas à dire » être un homme » mais » faire l’homme » ou » faire homme « .(Il faudrait écouter les anciennes bandes pour savoir s’il faut ou non mettre cet article défini).
Pour vous donner une idée de la façon dont l’analyste peut intervenir dans ce registre du semblant, avec ce » faire « , je vous raconte, à cette occasion, un souvenir de ma propre analyse. Un jour, au moment de payer Lacan, de la main à la main, je laisse tomber un des billets par terre. Je me baisse pour le ramasser et le lui donner, et il me dit » excusez-moi « . Lacan était déjà très âgé, mais s’il avait pu, il se serait comporté comme un galant homme et aurait ramassé ce que j’avais laissé tomber. C’est tout au moins ce qu’impliquait sa réponse.
Cela suffisait. Dans cette dimension de semblant, il se comptait comme un homme, je pouvais me compter comme une femme. C’est ce qui aurait pu arriver à Dora, si …