Donc dans ce séminaire de l’Identification, au moment même où il intègre le je pense donc je suis dans sa propre énonciation celle du signifiant représentant le sujet pour un autre signifiant, il décrit le cogito comme étant de l’ordre du passage à l’acte.
« … ce n’est pas de se reconnaître dans ce dont l’esprit est capable qu’il s’agit pour nous, c’est du sujet lui-même comme acte inaugural qu’il est question. C’est, je crois, ce qui fait le prestige, ce qui fait la valeur de fascination, ce qui fait l’effet de tournant qu’a eu dans l’histoire cette démarche insensée de Descartes, c’est qu’elle a tous les caractères de ce que nous appelons, dans notre vocabulaire, un passage à l’acte ».
Il s’agit donc de retrouver ce que métapsychologiquement est un passage à l’acte dans le champ analytique. Il en existe deux exemples cliniques que Lacan a repris dans le séminaire l’Angoisse, c’est, d’une part le passage à l’acte de la jeune fille homosexuelle lorsque sous le coup du rejet de sa Dame et du regard désapprobateur de son père, elle s’était laissée tomber du haut d’un pont de chemin de fer, d’autre part, la gifle de Dora administrée à Monsieur K. lorsque celui-ci lui avait déclaré « ma femme n’est rien pour moi » mettant ainsi en cause l’existence même de Dora en tant que prise dans ce circuit du désir.
Il donne aussi comme autres exemples de passage à l’acte, d’une part le suicide du mélancolique et les fugues des adolescents.
En prenant appui sur ces exemples de passages à l’acte il est difficile de saisir en quoi ce « je pense donc je suis » en est un lui aussi.
J’essaie donc de reprendre dans le texte le passage sur la jeune fille homosexuelle : « C’est dans la mesure où tout ceci vient dans cette simple rencontre et, au niveau du regard du père, où cette scène vient aux regards du père, que se produit ce que nous pourrons appeler, nous référant au premier tableau que je vous ai donné des coordonnées de l’angoisse, le suprême embarras; que l’émotion – reportez-vous à ce tableau, vous en verrez les coordonnées exactes – l’émotion par là subite impossibilité de faire face à la scène que lui fait son amie, s’y ajoute. Les deux conditions essentielles de ce qui s’appelle à proprement parler passage à l’acte […]les deux conditions du passage à l’acte comme tel sont réalisées. Ce qui vient à ce moment-là au sujet, c’est son identification absolue à ce petit a, à quoi elle se réduit. La confrontation de ce désir du père, sur lequel tout dans sa conduite est construit, avec cette loi qui se présentifie dans le regard du père, c’est ceci, par quoi elle se sent définitivement identifiée, et du même coup rejetée, déjetée hors de là scène[…]
Seul le laissez tomber, le se laisser tomber peut le réaliser […] Ce laisser-tomber, c’est le corrélat essentiel, que je vous ai indiqué la dernière fois, du passage à l’acte. De quel côté est-il vu, ce laisser-tomber, dans le passage à l’acte? Du côté du sujet, justement. Le passage à l’acte, il est, si vous voulez, dans le fantasme, du côté du sujet, en tant qu’il apparaît au maximum effacé par la barre. C’est au moment du plus grand embarras, avec l’addition comportementale de l’émotion comme désordre du mouvement, que le sujet, si l’on peut dire, se précipite de là où il est, du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historisé seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet, qu’il bascule essentiellement hors de la scène; c’est là, là structure même, comme telle, du passage à l’acte.
La femme de l’observation d’homosexualité féminine saute par-dessus la petite barrière qui la sépare du chenal où passe le petit tramway demi-souterrain à Vienne; Dora, au moment d’embarras où la met – je vous l’ai fait remarquer depuis longtemps – la phrase piège, le piège maladroit de Monsieur Κ. « Ma femme n’est rien pour moi », passe à l’acte. La gifle, la gifle qui, ici, ne peut exprimer rien d’autre que là plus parfaite ambiguïté, est-ce Monsieur Κ ou Madame Κ qu’elle aime? ce n’est certes pas la gifle qui nous le dira. Mais une telle gifle est un de ces signes, de ces moments cruciaux dans le destin, que nous pouvons voir rebondir, de génération en génération, avec sa valeur d’aiguillage dans une destinée. Cette direction d’évasion de la scène, c’est ce qui nous permet de reconnaître, et, vous verrez, de le distinguer de ce quelque chose de tout autre qui est l’acting-out, le passage à l’acte dans sa valeur propre. »
Est-ce que par cette référence au passage à l’acte, Lacan indique que, en tant que « chose pensante », en tant qu’objet a, Descartes se trouve également lui aussi, rejeté, exclu de la scène du monde, en s’excluant volontairement de ce monde du savoir, et qu’il a ainsi fait l’expérience de cette Autre scène, celle de l’Inconscient, comme un au-delà à son « je pense » ?
Je ne sais pas, mais est-ce qu’aussi bien son « je pense donc je suis » ne serait pas une tentative de réponse à cette question « Qui suis-je ? » qui faute de mieux ne peut prendre appui que sur le désir de l’Autre ?
Une autre occurrence de ce passage à l’acte se trouve dans le séminaire d’un discours qui ne serait pas du semblant. C’est le viol qui y est défini comme un passage à l’acte, comme une irrruption du réel :
« Si on ne comprend pas qu’il s’agit, à l’âge adulte, de faire-homme, que c’est cela qui constitue la relation à l’autre partie, que c’est à la lumière, au départ, en partant de ceci qui constitue une relation fondamentale, qu’est interrogé tout ce qui dans le comportement de l’enfant peut être interprété comme s’orientant vers ce faire-homme par exemple, et que de ce faire-homme, l’un des corrélats essentiels, c’est de faire signe à la fille qu’on l’est, que nous nous trouvons pour tout dire placés d’emblée dans la dimension du semblant […] C’est en tant que le mâle, le mâle le plus souvent, la femelle n’en est pas absente puisqu’elle est précisément le sujet qui est atteint par cette parade, c’est en tant qu’il y a parade que quelque chose qui s’appelle copulation sexuelle, sans doute, dans sa fonction, mais qui trouve son statut d’éléments d’identité particuliers, il est certain que le comportement sexuel humain trouve référence aisément dans cette parade telle qu’elle est définie au niveau animal. Il est certain que le comportement sexuel humain consiste dans un certain maintien de ce semblant animal, la seule chose qui l’en différencie, c’est que ce semblant soit véhiculé dans un discours, et que c’est à ce niveau de discours, à ce niveau de discours seulement, qu’il est porté vers, permettez-moi, quelque effet qui ne serait pas du semblant. Ça veut dire que, au lieu d’avoir l’exquise courtoisie animale, il arrive, il arrive aux hommes de violer une femme, ou inversement. Aux limites du discours, en tant qu’il s’efforce de faire tenir le même semblant, il y a de temps en temps du réel – c’est ce qu’on appelle le passage à l’acte, je ne vois pas de meilleur endroit pour désigner ce que ça veut dire ».
C’est peut-être avec l’évocation de cette catégorie du Réel dans le passage à l’acte que l’on peut saisir en quoi le cogito cartésien pourrait être du registre du passage à l’acte. En effet dans la définition que Lacan nous donne du signifiant « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant » on peut en effet en déduire que le sujet, par ce signifiant, n’y est que représenté, il y est sujet barré, sujet divisé. Le sujet y est de la catégorie du réel tout comme le je suis déduit du je pense.
Cela pose quand même la question de savoir si toute énonciation n’est pas, à ce moment là, un passage à l’acte, dont celui de Descartes ne serait que le modèle ou même le module ?