Le « je pense donc je suis » relu et interprété en termes de logique du signifiant

 

Lacan commence son séminaire sur l’Identification  en prenant appui, dès les premières séances,   sur Descartes et son cogito et là, par rapport aux séminaires précédents,  il entre si je puis dire dans le vif du sujet puisqu’il va intégrer, et même interpréter  le je pense donc je suis  dans une référence au  signifiant et à ses effets, ses effets de sujet.

 

Il évoque, comme le plus souvent les approches philosophique du cogito. C’est toujours de là qu’il part pour se démarquer de cette approche, pour démontrer en quoi il s’en différencie et peut-être aussi pour justifier l’interprétation que lui-même en propose. Ce commentaire se trouve  dans la séance du 15 novembre 1961 : « Je crois que ce n’est pas pour nous une mauvaise porte d’entrée que ce je pense donc je suis  marque le premier pas de notre recherche […] Le je pense donc je suis, bien sûr si vous vous reportez aux textes de Descartes est, tant dans le discours de la méthode que dans les méditations infiniment plus fluent, plus glissant, plus vacillant que sous cette espèce lapidaire où il se marque autant dans votre mémoire que dans l’idée passive que vous pouvez avoir du procès cartésien, comment ne serait-elle pas inadéquate puisque aussi bien il n’est pas un commentateur qui s’accorde avec l’autre pour lui donner son exacte sinuosité ? C’est donc, non sans quelque arbitraire et cependant avec suffisamment de raison […] que je vais m’y arrêter pour montrer une espèce d’introduction que nous pouvons y retrouver. Il s’agit pour nous, au point d’élaboration où nous sommes parvenus, d’essayer d’articuler de façon plus précise ceci que nous avons déjà avancé plus d’une fois comme thèse, que rien d’autre ne supporte l’idée traditionnelle philosophique d’un sujet, sinon l’existence du signifiant et de ses effets. Une telle thèse, qui vous le verrez sera essentielle pour toute incarnation que nous pourrons donner par la suite des effets d’identification, exige que nous essayions d’articuler d’une façon plus précise comment nous concevons effectivement cette dépendance de la formation du sujet par rapport à l’existence d’effets du signifiant comme tel. Nous irons même plus loin à dire que si nous donnons au mot pensée un sens technique, la pensée de ceux dont c’est le métier de penser, on peut, à y regarder de près, et en quelque sorte après-coup, s’apercevoir que rien de ce qu’on appelle pensée n’a jamais rien fait d’autre que de se loger quelque part à l’intérieur de ce problème. A ce signe nous constaterons […] que toute recherche, toute expérience de l’inconscient qui est la nôtre ici […] est quelque chose qui se place à ce niveau de pensée où le rapport le plus sensible, le plus présent, le plus immédiat de cet effort, est la question que vous vous pouvez vous poser, dans cette effort, sur ce « qui suis-je ? ».

A la fin de cette séance du 15 novembre 1961, en guise d’articulation avec la séance suivante, au titre d’annonce,  il dit «  La fonction du sujet chez Descartes, c’est ici que nous reprendrons la prochaine fois notre discours, avec les résonances que nous lui trouvons dans l’analyse. »

Mais de peur que nous perdions de vue ce qui est en question, la question de l’identification, dès le début de la séance suivante, celle du 22 novembre 1961, il précise ce point avant de se lancer dans son commentaire du cogito : « Disons-le tout de suite, d’une formule que tout notre développement que la suite éclairera, ce que je veux dire c’est que pour nous analystes, ce que nous entendons par identification, dans ce qu’il y a de concret dans notre expérience concernant l’identification, c’est une identification de signifiant.

C’est à partir de là qu’il reprend la démarche cartésienne comme étant une impasse, l’impossibilité du je pense donc je suis : « il est bien clair que ce je reste à l’état problématique et que jusqu’à la suivante démarche de Descartes, et nous allons voir laquelle, il n’y a aucune raison qu’il soit préservé de la remise en question totale que fait Descartes de tout le procès, par la mise en profil, pour la mise en fonction de ce procès, de la fonction du Dieu trompeur [… ] On ne voit aucunement comment ce doute a épargné ce Je et le laisse donc à proprement parler dans une vacillation fondamentale ».

Quelle est, par rapport à cela, la démarche de Lacan ?

Trois points sont à souligner :

1 – Lacan  définit  tout d’abord le cogito comme étant un passage à l’acte. Pour des raisons de clarté, même si c’est un temps important de sa démonstration,  je réserve pour une approche ultérieure ce que Lacan décrit comme un passage à l’acte et en quoi le cogito peut être de ce registre.

2 – il transforme la formule « je pense donc je suis » en une autre « Je pense et je ne suis » construite en posant une équivalence entre le « je ne suis » et « je ne sais », ce petit « ne », tout comme dans le « je crains qu’il ne vienne », représentant dans l’énoncé le sujet de l’énonciation.

3 – on voit enfin apparaître la visée de Lacan et les raisons qui le font s’intéresser tellement au cogito cartésien à savoir le fait qu’il crée une équivalence par une sorte de superposition entre la démarche cartésienne et sa définition du signifiant comme représentant le sujet pour un autre signifiant qu’il va énoncer dans ce séminaire pour les premières fois et notamment  dans cette séance du 22 novembre 1961.

Il convient d’en retrouver l’exacte formulation dans le texte même de cette séance :

Le cogito, un passage à l’acte

« Ce qui m’importe, c’est qu’après avoir tenté de faire sentir que la thématique cartésienne est injustifiable logiquement, je puisse réaffirmer qu’elle n’est pas pour autant irrationnelle. Elle n’est pas plus irrationnelle que le désir n’est irrationnel de ne pouvoir être articulable, simplement parce qu’il est un fait articulé […] Le doute de Descartes, on l’a souligné, et je ne suis pas le premier à le faire,  est bien différent du doute sceptique bien sûr […]Descartes n’a nulle part sa place dans la phénoménologie de l’Esprit, il met en question le sujet lui-même et, malgré qu’il ne le sache pas, c’est du sujet supposé savoir qu’il s’agit ; ce n’est pas de se reconnaître dans ce dont l’esprit est capable qu’il s’agit pour nous, c’est du sujet lui-même comme acte inaugural qu’il est question. C’est, je crois, ce qui fait le prestige, ce qui fait la valeur de fascination, ce qui fait l’effet de tournant qu’à eu dans l’histoire cette démarche insensée de Descartes, c’est qu’elle a tous les caractères de ce que nous appelons,  dans notre vocabulaire, un passage à l’acte ».

La fonction du Dieu de Descartes

« Le premier temps de la méditation cartésienne a le trait d’un passage à l’acte. Il se situe au niveau nécessairement insuffisant, et en même temps nécessairement primordial, toute tentative ayant le rapport le plus radical, le plus originel au désir, et la preuve c’est bien ce à quoi il est conduit dans la démarche qui succède immédiatement […] la démarche du Dieu trompeur quelle est-elle ? Le Dieu dont il s’agit ici, celui qu’il fait entrer ici, à ce point de sa thématique, est ce Dieu qui doit assurer la vérité de tout ce qui s’articule comme tel. C’est le vrai du vrai, le garant que la vérité existe et d’autant plus garant qu’elle pourrait être autre […] si ce Dieu là le voulait. Qu’est-ce à dire ? Sinon que nous nous trouvons là, dans tout ce qu’on peut appeler la batterie du signifiant, confrontés à ce trait unique, à cet einziger Zug que nous connaissons déjà, pour autant qu’il pourrait être substitué à tous les éléments de ce qui constitue la chaîne signifiante, la supporter cette chaîne à lui seul et simplement d’être toujours le même. »

 Lacan indique lui-même que dans cette séance il a parcouru un chemin escarpé et donc fort difficile.  C’est un vrai tour de force d’avoir réussi à transcrire ce cogito cartésien en termes de désir et d’identification, d’identification au trait unaire. Dans cette transcription, le repérage clinique de ce qu’est le passage à l’acte manque, il permet en effet d’y inscrire le rôle que joue dans ces premières identifications,  l’objet a. C’est là que la formule de Descartes, « je suis une chose pensante » me semble prendre toute son importance.

En tout cas pour l’instant il y a un point d’acquis : Lacan part du je pense donc je suis pour arriver à sa définition du signifiant comme représentant un sujet pour un autre signifiant. Pour cela il assimile la fonction de ce Dieu trompeur à ce lieu de l’Autre fragile garant de la vérité, ce même lieu qui était nécessaire à la création du trait d’esprit, en tant que lieu où il pouvait être reconnu comme tel.

 

 

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