A propos du délire de persécution de l’Homme aux loups
J’avais laissé de côté le dernier paragraphe du chapitre précédent qui a pour thème la question des cadeaux que l’Homme aux loups attendait du père et de Freud. D’un certain point de vue, cela a fait également problème dans cette analyse, puisque recevoir des subsides venant des analystes était une façon de donner satisfaction à sa demande d’être satisfait par son père et c’était donc une façon d’entériner sa position féminine passive vis-à-vis de lui. (p.308)
Elle écrit « La signification libidinale des cadeaux court à travers toute l’histoire du patient comme un fil conducteur […] Les sommes annuelles d’argent recueillies et données par Freud jouaient un rôle similaire : ce qui restait de passivité inconsciente non résolue après la première analyse trouvaient dans ces dons une source de satisfaction ». Elle est donc lucide mais elle n’en a pas tiré les conséquences nécessaires, celle de le « traiter comme un gentleman » et donc de lui faire payer d’une certaine somme le prix de ses séances.
Ruth, dans le dernier de ces chapitres, le chapitre VII, « Les problèmes posés par ce cas », commence par évoquer le fait que Freud avait techniquement imposé à l’Homme aux loups, un terme à son analyse, pour lever ses résistances et que cela avait au contraire créé un dernier refuge pour le plus secret de sa névrose, celui de sa relation au père.
Puis elle décrit en quelque sorte le bilinguisme de sa névrose et de sa psychose. Ailleurs Freud avait parlé de bilinguisme de la névrose, à propos de la transformation d’une névrose hystérique en névrose obsessionnelle. Ici, tout au moins pour elle, il s’agirait de la transformation de sa névrose obsessionnelle en paranoïa, paranoïa dont il aurait d’ailleurs guéri par l’analyse, après son rêve des icônes brisées.
Quelque soit la validité du diagnostic qu’elle porte, on ne peut qu’apprécier la façon dont métapsychologiquement elle explicite cette transformation, ce passage de la névrose à la psychose :
« Il est difficile de dire pourquoi le patient, au lieu de manifester une paranoïa, n’en revint pas à sa névrose primitive […] Je crois que la forme paranoïde que revêtit la maladie de notre patient est attribuable à la profondeur et par suite au degré de répression de son attachement au père ».
Elle appelle cela « les manifestations de sa féminité ».
Elles revêtent trois formes « le masochisme, l’homosexualité passive et la paranoïa : ces modes représentent les modes d’expression névrotique, pervers et psychotique d’une seule et même attitude. Chez notre patient, cette partie de sa passivité qui s’exprimait par sa névrose était curable : la partie plus profonde qui était demeurée intacte servit à fonder sa paranoïa. La perte de l’équilibre auquel il était parvenu après sa première analyse fut due à la maladie de Freud. Il n’est pas difficile de voir comment cela se produisit […] Ainsi la maladie de Freud, en exaltant le dangereux amour passif éprouvé par le fils, ainsi que la tentation subséquente de se soumettre à la castration, exalte du même coup l’hostilité à un degré où un nouveau mécanisme devient nécessaire pour lui fournir une issue : ce nouveau mécanisme est la projection. Le patient à la fois se débarrasse d’une partie de son antagonisme en l’attribuant à l’autre et s’organise un état dans lequel sa propre hostilité se trouve justifiée. »
Ruth M.B. reprend là le point où en était Freud sur la question de la psychose et à ce propos il me semble qu’on peut rapprocher ce paragraphe des trois formes de délires décrits par Freud qui spécifie la psychoses, les trois façons de nier le « Je l’aime ». C’est dans le texte sur Schreber dans les Cinq psychanalyses. p. 308. « Nous considérons que le fantasme de désir homosexuel aimer un homme constitue le centre de la paranoïa de l’homme […] Cette phrase « je l’aime » lui (l’homme) est contredite par
a) le délire de persécution, en tant qu’il proclame très haut : « je ne l’aime pas, je le hais ». Cette contradiction qui dans l’inconscient ne saurait s’exprimer autrement, ne peut pas chez un paranoïaque, devenir consciente sous cette forme. Le mécanisme de la formation des symptômes dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception intérieure, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. C’est ainsi que la proposition : « je le hais » se transforme grâce à la projection, en cette autre : « il me hait ou il me persécute, ce qui alors justifie la haine que je lui porte ». Ainsi le sentiment interne qui est le véritable promoteur fait son apparition en tant que conséquence d’une perception extérieure : « Je ne l’aime, je le hais, parce qu’il me persécute ».
b) Le délire érotomaniaque pour un homme adopte cette formule « ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle, parce qu’elle m’aime ».
A noter en passant, que Lacan spécifie, pour les femmes, la forme érotomaniaque de l’amour, qu’il oppose à la forme fétichiste pour les hommes, est donnée par cette formule « non, je ne l’aime pas –elle – la mère- c’est lui que j’aime parce qu’il m’aime ».
Autrement dit, c’est l’amour d’un homme qui libère une femme de ses liens à sa mère. Ce n’est pas pour nous étonner.
c) Le délire de jalousie prend cette forme : « ce n’est pas moi qui l’aime c’est elle qui l’aime ».
Selon les trois formules, tantôt c’est le verbe qui change aimer/haïr, tantôt c’est le sujet, ce n’est pas moi, c’est elle, tantôt c’est l’objet, ce n’est pas elle, c’est lui.
Donc pour Ruth M.B. le mécanisme de son délire de persécution envers les dentistes, les médecins et les psychanalystes sont liés à sa position féminine passive, son désir d’être aimé de Freud comme une femme et d’en recevoir un enfant. Devant la violence d’un tel désir réveillé par la possibilité de la mort de Freud, il ne peut qu’adopter la formule grammaticale du paranoïaque « non je ne l’aime pas, je le hais parce qu’il me hait ».
Mais était-ce vraiment l’amour qui avait été ainsi réveillé par la maladie de Freud pourquoi pas la haine ? Il n’est pas évident que l’amour soit premier par rapport à la haine d’autant plus qu’à ce moment là les analystes se réfèrent au père de sa préhistoire personnelle. Il suscitait plutôt la haine que l’amour, ce père de Totem et tabou, cette brute épaisse. Ce n’est que secondairement, sous l’effet de la culpabilité éprouvée, en raison même des désirs de mort à son égard, qu’à la haine se subsitue l’amour et le respect envers le père non seulement mort mais tué de par l’action conjuguée de ses fils. Ils en font un Dieu et lui érige des autels.
Ruth M.B devait, elle aussi, être émue et touchée par la maladie de Freud et est-ce que cela ne lui aurait pas un peu brouillé la vue quant à savoir s’il s’agissait de l’amour ou de la haine comme cause de la rechute névrotique de l’Homme aux loups ?
A titre personnel, cette évocation de la maladie et de la mort de Freud, m’a bien sûr évoqué les effets de la sénilité de Lacan et de sa mort sur les analystes qui l’entouraient et par voie de conséquence sur les analysants qu’ils écoutaient à cette même période. Un voile est pudiquement jeté dessus, quand sera-t-il levé ? Sans doute jamais. Tout est déjà oublié –des mensonges et des non-dits – mais n’en continue pas moins à exercer ses effets sur la psychanalyse d’aujourd’hui.