« L’analyste ne s’autorise que de lui-même … » ses quelques occurrences

Au commencement

Comment les premiers analystes se risquaient-ils à occuper cette place auprès de leurs analysants, alors que leur formation laissait plus qu’à désirer ? Un petit article de Bernfeld nous en donne une idée. Il a pour titre « Sur la formation analytique ». Ce qui m’a beaucoup plu c’est le fait que Bernfeld y témoigne, avec une grande impertinence, de sa longue expérience des institutions analytiques et de leurs modes de fonctionnement. Il a commencé son analyse avec Freud en 1910 – il a donc été l’un des pionniers de la psychanalyse – et a participé dès leur création, au travail de plusieurs instituts, ceux de Vienne, de Berlin et de San Franscisco. Il distingue deux périodes dans ce qui a caractérisé la question de l’analyse didactique, celle qui classiquement doit permettre à un analysant de devenir psychanalyste. La première période va du début de l’analyse jusqu’à l’hiver 1923, 1924, date du début de la maladie de Freud.

« Allez-y ! » ou le mot de passe de Freud

Voici ce que Bernfeld écrit de ces premiers temps de l’analyse : « Pendant cette première période, Freud conduisait les analyses personnelles déjà décrites d’analystes et d’individus professionnellement intéressés par l’analyse. Non seulement Freud, Abraham, Ferenczi, Federn, mais tous ceux qui en connaissaient plus qu’un nouveau venu et se sentaient disposés et compétents, faisaient de même, chacun à sa façon. Moi-même, j’avais entendu parler de Freud et de sa Die Traumdeutung pour la première fois en 1907 ; de temps en temps je lisais un de ses livres ou articles jusqu’à ce qu’enfin, en 1910, je m’intéresse réellement à la nouvelle science. Alors naturellement je commençais à analyser mes rêves et quelques uns de mes actions ou fantasmes.

C’est en 1922 qu’il alla voir Freud et il raconte en quelles circonstances: « L’on m’avait dit que notre groupe de Berlin encourageait les psychanalystes spécialement les débutants à entreprendre une analyse didactique avant de commencer leur pratique et j’ai demandé à Freud s’il pensait que cela était souhaitable dans mon cas. « Absurde. Allez – y !. Vous aurez certainement des difficultés quand vous aurez des problèmes vous verrez bien ce que vous pourrez faire « . »

Quelques jours après, préoccupé par l’un de ses patients, Bernfeld revint voir Freud. Il le réconforta ainsi « Vous en savez plus que lui, montrez-lui ce que vous savez faire ». Voici donc comment un analyste de la première heure évoque, ce qu’on pourrait appeler le paradis perdu du psychanalyste., le temps où il était, et dans le même temps, à la fois psychanalyste et psychanalysant.

En cet hiver 1923-1924

« Comme vous vous en souvenez peut-être, écrit Bernfeld, pendant l’été de 1923, le cancer de Freud fut découvert et tout le monde, lui-même y compris et ses médecins s’attendaient à ce qu’il mourut en quelques mois. Je n’ai pas besoin d’expliquer en détail ce que la mort et la résurrection de Freud pendant cette année ont signifié pour les anciens psychanalystes à Vienne et à Berlin – pour ceux qui pendant une dizaine d’années ont combattu avec lui… ceux pour qui il était un chef incomparable mais aussi pour qui il était inconsciemment le père Dieu, détesté et aimé de façon ambivalente. »

Or c’est donc à cette maladie de Freud que Bernfeld associe la mise en place des premières formes de l’institution analytique. Ces premiers analystes eux-mêmes formés sur le tas, au cours de promenades avec Freud dans les rues de Vienne entreprirent de légiférer sur ce que devait être la formation du psychanalyste : « Ils décidèrent de limiter par une sélection rigoureuse des nouveaux venus, et par l’institution d’une période d’essai rallongée et coercitive de formation autoritaire, toute admission définitive dans leurs sociétés. En réalité ils punissaient leurs étudiants de leur propre ambivalence… »

« Au pas, camarade ! au pas camarade ! « 

Dans ce texte, il y a aussi un petit couplet magnifique sur les mœurs analytiques de l’époque :

 » En 1924, quand j’ai vu les législateurs si passionnément attelés à la tâche à Berlin, j’ai pensé qu’ils étaient peut-être naturellement animés par l’esprit de l’armée prussienne. Depuis ce temps là je suis arrivé à comprendre que l’institutionnalisation n’a rien à voir avec cet esprit spécifique mais que l’imposition des lois est une occupation des psychanalystes partout dans le monde. Un homme choisit comme occupation une activité qui le dédommage de certaines frustrations dans sa vie professionnelle. Maintenant si quelqu’un doit frustrer sa pulsion de pouvoir, les satisfactions du moi c’est certainement le psychanalyste les jours ouvrables.

Et ainsi que pour nous consoler nous sommes surchargés dans nos organisations internationales, nationales, locales de commissions et comités ; règles, critères, lois et la multitude de qualifications; nous avons toute la réglementation du monde des affaires, l’armée et la bureaucratie pour gouverner une petite bande d’une centaine d’individus généralement agréables et civilisés, dont la plupart désirent s’aider et aider leurs patients et faire de la recherche pendant leur temps libre.

Mais malheureusement, écrire des lois, les faire appliquer et respecter devient une occupation qui a une rançon : elle arrache la vie de la psychanalyse en lui imposant, comme nous l’avons vu, des règlements de moins en moins analytiques ».

Rudolph Ecstein qui publie cet article dix ans après la mort de Bernfeld ne peut s’empêcher d’en faire un commentaire critique. Fanny Colonomos indique comment « tout en rendant hommage à son auteur, – il précise qu’il s’agit là « d’un document des réactions troublées » de Bernfeld. Selon la vieille habitude institutionnelle, des critiques et des réserves sur le fonctionnement de l’institution indiquent simplement et sûrement que leur auteur a des problèmes ».

Ce texte de Bernfeld m’a donc paru plus que salubre pour réaborder à nouveau ces histoires sur la passe qui ont été largement prises dans le contexte institutionnel de l’Ecole freudienne. Car ce terme de passe est ambigu pour ne pas dire équivoque.

Il y a passe et passe

Pour l’aborder il convient de distinguer de façon radicale, la passe comme un temps décisif où l’analysant se décide à passer du divan au fauteuil, de la position d’analysant à celui du psychanalyste et d’autre part « la procédure » dite de la passe ». Qui est une tentative de rendre compte, auprès d’instances institutionnelles mises en place dans cette intention, de ce moment de passage de l’analysant à l’analyste.

C’est pour dégager ce passage du psychanalysant au psychanalyste de tout son contexte institutionnel, que j’ai préféré effectuer un simple repérage des occurrences où apparaît la formule « L’analyste ne s’autorise que de lui-même ».

Du divan au fauteuil

Ce passage du divan au fauteuil est évidemment une approche fort modeste de ce qui constitue le passage du psychanalysant au psychanalyste. Mais c’est le Rubicon du psychanalyste. C’est un acte.

Cette formule « l’analyste ne s’autorise que de lui-même » n’est pas encore énoncée dans l’acte de fondation de l’Ecole. Cependant, dans l’après coup de la proposition du 9 octobre 1967, nous pouvons en trouver une formulation proche.

La première de ses occurrences se trouve dans la proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole.

De cette proposition il existe deux versions. La première est inédite. La seconde est celle qui figure dans Scilicet 1. Les deux versions sont toujours à travailler ensemble pour apprécier la différence des formulations.

Dans la première version il écrit : « Il s’agit de fonder… les garanties dont notre Ecole pourrait autoriser de sa formation un psychanalyste et dès lors en répondre ». Ce qu’il fonde là c’est la procédure dite de la passe.

« Pour introduire mes propositions, écrit Lacan, il y a déjà mon acte de fondation et le préambule de l’annuaire. L’autonomie de l’initiative du psychanalyste ne saurait chez nous souffrir de retour. Donc la formule de la première version n’est pas encore celle du s’autoriser mais celle de l’autonomie du psychanalyste.

Malheureusement après ce premier énoncé qui le proclame, arrive tout aussitôt ce contrepoint, pour ne pas dire cet obstacle : « L’Ecole peut témoigner que le psychanalyste en cette initiative apporte une garantie de formation suffisante » Et nous avons là ainsi posé tout le corps constitué des A.M.E.

« Troisièmement, elle peut aussi l’Ecole constituer le milieu d’expérience et de critique qui établissent voir soutienne les conditions des garanties les meilleures ». C’est donc là que s’annonce la passe en tant que procédure.

C’est ainsi qu’à chaque fois qu’il parle de l’initiative ou de l’autonomie du psychanalyste tout aussitôt l’intervention en tant que telle de l’institution analytique annule pratiquement la première proposition.

Pourtant il indique qu’avant de lire sa proposition du 9 octobre, il faudrait prendre connaissance de son article des Ecrits, « Situation de la psychanalyse en 1956 « où il se moquait si allègrement de tous ces psychanalystes titrés qu’il appelait « Suffisances », « Petits souliers » ou  » Bien-nécessaires ».

On ne peut que regretter le fait que Lacan n’ai pas d’exercé cette même verve à propos des psychanalystes de l’Ecole freudienne. Comment Lacan, qui n’était pourtant pas tombé de la dernière pluie, a-t-il pu être assez naïf pour penser que son Ecole, du seul fait qu’il l’avait fondée, pourrait échapper aux effets nocifs inhérents à toute constitution d’un groupe ? Cela reste pour moi, un point de mystère. Peut-être le vieil adage de la paille et de la poutre trouve – t – il ici à nouveau sa justification (2).

Dans le deuxième version de la proposition du 9 octobre, version si on peut dire officielle, parue dans Scilicet n° 1, c’est là qu’apparaît pour la première fois le s’autoriser analyste et en ces termes :

« Rappelons chez nous l’existant : d’abord un principe : Le psychanalyste ne s’autorise que de lui même. Ce principe est inscrit aux textes originels de l’Ecole et décide de sa position. Ceci n’exclut pas que L’Ecole garantisse qu’un analyste relève de sa formation ».

Donc toujours ces deux termes contradictoires sont avancés en même temps.

Cette opposition était même devenue caricaturale aux derniers jours de l’Ecole freudienne.

Les analystes plus jeunes ne le savent pas, mais autour des années 80, les analystes praticiens, troisième caste de l’Ecole avec les A.E et les A.M.E, étaient ceux qui s’étaient autorisés d’eux -mêmes en attendant que l’Ecole les y autorise. Or en raison, de son mode de fonctionnement devenu aberrant, ces analystes praticiens attendaient désormais à la porte de l’Ecole pour s’y faire reconnaître et donc le s’autoriser analyste était devenu de fait caduc.

Un vieil adage paysan – Lorsque le paysan amène une nouvelle vache dans un pré, les autres vaches ne sont pas contentes – y était mis en démonstration mais il était dès lors bien inutile et surtout hypocrite de camoufler de simples raisons économiques, de concurrence entre les psychanalystes, par des exigences analytiques voire éthiques.

« le simple vouloir du sujet »

Pour en revenir à nos moutons, dans la première version c’est donc l’autonomie du psychanalyste qui est avancée, dans la seconde le s’autoriser analyste.

Dans l’acte même de fondation, on trouve déjà un principe qui l’annonce, il n’est énoncé en fait que dans une note adjointe sous la rubrique dite « Psychanalyse didactique » et je trouve que c’est cette première énonciation par rapport aux deux autres, celle de l’autonomie du psychanalyste et celle du s’autoriser analyste, qui a incontestablement la plus grande portée. « Le simple vouloir du sujet ».

Voici en quels termes il la formule : « La qualification d’une psychanalyse comme didactique s’est pratiquée jusqu’à présent par une sélection dont il suffit pour la juger de constater qu’elle n’a permis d’articuler aucun de ses principes depuis qu’elle dure. Aucun n’a plus de chance de se dégager dans l’avenir, sauf à rompre d’abord avec un usage qui s’offre à la dérision » – Je trouve que l’article de Bernfeld trouve là toute sa place pour souligner cette dimension de dérision – Et Lacan rajoute :  » Le seul principe simple à poser – et d’autant plus qu’il a été méconnu – est que la psychanalyse est constituée comme didactique par le simple vouloir du sujet et qu’il doit être averti que l’analyse contestera ce vouloir à mesure même de l’approche du désir qu’il recèle ».

C’est avec ce vouloir du sujet (3), vouloir contesté par l’analyse, que se marque toute la portée de l’énonciation de Lacan celle de l’analyste qui ne s’autorise que de lui-même.

Toute l’analyse est orientée vers cette contestation mais elle n’a pas pour fonction d’empêcher l’analysant de devenir psychanalyste. Il s’agit de mettre en question son désir, son désir de devenir psychanalyste, en un mot de l’interpréter c’est tout autre chose que d’y faire obstacle, c’est à dire de ne pas l’y autoriser (4).

Et par ce désir de devenir psychanalyste posé à l’orée de la psychanalyse et sa contestation dans l’analyse se marque donc d’emblée la différence qu’il y a entre le désir d’être analyste et le désir du psychanalyste.

Le premier devant céder en quelque sorte la place au second au terme de l’expérience analytique.

La passe, l’acte analytique et le « s’autoriser analyste »

L’Acte de fondation est daté du 21 juin 1964. La proposition du 9 octobre est de 1967.

j’ai retenu deux autres occurrences qui sont très intéressantes en tant qu’elles relient étroitement le s’autoriser analyste à l’expérience de la passe.

L’une de ces références est proche de la proposition du 9 octobre puisqu’elle se trouve dans un petit texte intitulé « Discours à l’E.F.P » de décembre 1967.

La passe rendrait donc compte de ce moment où le psychanalysant s’autorise psychanalyste c’est aussi le moment de l’acte analytique. Vous trouverez ce repérage dans Scilicet 2-3.(page 19).

Il y parle d’un « non analyste en espérance, celui qu’on pourrait saisir d’avant qu’à se précipiter dans l’expérience, il éprouve semble-t-il dans la règle comme une amnésie de son acte ».

Le s’autoriser analyste se conjugue donc bien à la passe. La passe c’est le moment même où l’analysant s’autorise analyste.

Cette approche est intéressante parce qu’elle aborde la passe hors de tout processus d’institutionnalisation comme ce moment même de passage où l’analysant s’autorise à occuper à son tour la place du psychanalyste.

L’autre occurrence se trouve dans les lettres de L’Ecole, dans un compte-rendu des journées de Montpellier. Cette fois-ci il s’agit des rapports du discours analytique aux institutions analytiques. Lacan y souligne que les sociétés analytiques ont toujours fonctionné « selon les lois ordinaires du groupe où il est absolument nécessaire que se manifeste le Maître ». Il rajoute : « C’est très précisément dans le but d’isoler ce qu’il en est du discours analytique que j’ai fait cette proposition. La passe permet à quelqu’un qui pense qu’il peut être psychanalyste, à quelqu’un qui est prêt à s’y autoriser, si même il ne s’y est pas déjà autorisé lui-même, de communiquer ce qui l’a fait se décider, ce qui l’a fait s’autoriser ainsi et s’engager dans un discours dont il n’est certainement pas facile d’être le support…  »

L’analyste, tout comme l’être sexué, ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres

Nous évoquons ainsi l’occurrence la plus importante de cet analyste qui ne s’autorise que de lui-même qui est celle des « Non-dupes errent » dans les deux séances du 19 mars et du 5 avril 1974.

La position paradoxale de Lacan se maintient dans cette nouvelle approche puisque dans le premier chapitre cité, celui du 19 mars, il parle à nouveau des institutions analytiques en rapprochant, de façon tout à fait rude, la nomination des analystes aux effets de la forclusion du nom du père et, dans le second, aborde alors sérieusement du s’autoriser analyste en le référant à la fois au discours analytique et aux formules de la sexuation.

Il en modifie et complète la formule ainsi :

Même si l’analyste ne s’autorise que de lui même, cela ne veux pas dire qu’il soit tout seul à le décider. Il s’autorise aussi de quelques autres.

C’est en conjuguant cette double autorisation celle de l’analyste et celle de l’être sexué que nous pouvons avoir une idée de « ces quelques autres dont l’analyste s’autorise ».

Comment expliciter cette double formulation ?

Faisons tout d’abord un détour par une évocation poétique.

Des oiseaux de passage

A la fin d’une analyse, est-ce qu’on veut ou non continuer à être névrosé, à maintenir son désir par rapport au désir de l’Autre, ou bien s’en affranchir ? On peut choisir, on peut en décider.

Au terme du long périple que constitue cette expérience, chacun est à même de découvrir que c’est par le truchement du désir de l’Autre, par ce qu’il a été dans le désir de ses parents, comme objet a, qu’il a pu ou non s’inscrire comme être sexué. Mais cette inscription implique justement d’avoir renoncé à être cet objet du désir de l’Autre, à être ce phallus.

Une belle chanson de Georges Brassens évoque pour nous la dimension de ce renoncement, le prix de la liberté qui s’ouvre alors pour le sujet.

Elle a pour titre, « Les oiseaux de passage ». S’y dessine ces deux temps, ou ces deux possibilités, le temps de l’aliénation puis le temps de la séparation, telles qu’ils sont évoqués par le poète :

Premier temps :

« Oh vie heureuse des bourgeois, qu’avril bourgeonne

ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.

Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne

Ca lui suffit car il sait que l’amour n’a qu’un temps

Ce dindon a toujours béni sa destinée

Et quand vient le moment de mourir il faut voir

Cette jeune oie en pleurs : »c’est là que je suis née

Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir »

C’est à dire que oncques

Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut

Aucun rêve de jonques

L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu ».

Voila, comment le poète évoque ce lien maintenu au désir de l’Autre, avec cette petite oie restée près de sa mère, quand soudain surgissent ces oiseaux de passage :

 » … Tout d’un coup dans l’espace

Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol

En forme de triangle arrive, plane et passe.

Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

« Regardez-les passer ! Eux ce sont les sauvages,

ils vont où leur désir le veut par dessus monts,

et bois et mer et vents et loin des esclavages

l’air qu’ils boivent ferait éclater leurs poumons…  »

C’est en renonçant à être le phallus, en refusant de coïncider avec cet objet du désir de l’Autre, que le sujet peut s’inscrire comme être sexué et avoir accès à la dimension de l’amour et satisfaire « ses « désirs de jonques l’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu ».

Avançons maintenant pas à pas, en replaçant ces deux temps de constitution du désir en tant que désir de l’Autre ainsi que l’usage de ces formules de la sexuation dans le contexte des deux séances du séminaire.

L’être sexué et l’analyste : s’autoriser mais pas tout seul

Au cours de cette séance du 9 avril 1974, Lacan annonce tout d’abord que ce qu’il a inventé c’est l’objet a. Que cet objet a « est solidaire tout au moins au début du graphe » mais il rajoute aussi qu’il peut s’inscrire sur le schéma L et surtout, c’est la nouvelle du jour au niveau du x des formules de la sexuation.

Et par ce biais il suggère qu’on pourrait ainsi rapprocher les quatre discours et les quatre formules de la sexuation.

De ce rapprochement il attendait quelque chose, il attendait que, de son Ecole, s’invente quelque chose d’où pourrait surgir une autre forme de reconnaissance du psychanalyste, une forme qui ne serait pas liée « au nommer à… » , nommer au titre de psychanalyste.

Mais suivons le fil de sa pensée : il aurait pu ( de ce rapprochement) m’en revenir quelque chose, si bien sûr ça ne demandait pas un peu de peine, mais s’il est quelque chose que je voudrais vous faire remarquer, c’est que ces formules dites quantiques de la sexuation pourraient s’exprimer autrement et ça permettrait peut-être d’avancer… Ca pourrait se dire comme ça : L’être sexué ne s’autorise que de lui-même j’ajouterai et de quelques autres ».

Quel est le statut de ces autres, dans l’occasion, c’est quelque chose qu’il s’agit de bien situer, savoir où ça s’écrit, où ça s’écrit mes formules quantiques de la sexuation… En attendant est-ce qu’il n’aurait pas pu venir à l’idée dans mon Ecole que c’est ça qui équilibre mon dire que l’analyste ne s’autorise que de lui-même ? Ca ne veut pas dire pour autant qu’il soit tout seul à le décider, comme je viens de le faire remarquer pour l’être sexué ».

Quels sont donc ces quelques autres ?

Ceux qui tiennent à ce que les institutions analytiques continuent à avoir la haute main sur la nomination des analystes, et au besoin en maintenant la procédure de la passe, alors que Lacan n’avait pu que constater son échec (), vous diront que ces quelques autres ce sont ses pairs, ceux qui le reconnaissent comme tel, qui le jugent digne de faire partie des leurs.

Mais en prenant appui sur le fait que l’être sexué, lui aussi, ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres, nous pouvons donner une autre interprétation à cette aphorisme, et donner un éclairage inattendu à ces quelques autres dont l’analyste s’autorise.

Essayons de le démontrer.

L’amour et la logique

Lacan nous annonce qu’il avait prévu de faire une conférence sur l’amour et la logique et à cette occasion il s’est aperçu qu’on n’avait jamais dit grand chose sur cette question de l’amour et évoque les difficultés que Freud avait rencontrées en essayant d’expliciter en quoi l’identification avait affaire avec l’amour.

Et ce que Lacan va soudain soutenir, prenant appui sur la triple identification freudienne, c’est que l’amour a affaire avec le Nom-du-père.

Mais tout aussitôt, il nous fausse compagnie, indiquant que cette question ne put être abordée de Front et projette de nous dire « comment ce monnaie ce nom ». Il aborde donc cette question du Nom-du-père, justement avec le nom propre, le nom qu’on porte,  » ce nom qu’en peu de cas, nous ne voyons au moins refoulé. Il ne suffit pas pour porter ce nom, que celle de qui s’incarne l’Autre, l’Autre comme tel,… incarne la voix, à savoir la mère – la mère parle – la mère par laquelle la parole se transmet, la mère, il faut bien le dire, en est réduite ce nom, à la traduire par un nom justement, le non que dit le père, ce qui nous conduit au fondement de la négation.

C’est ainsi qu’il en arrive à la fonction d’exception du père, cet il existe un x qui fonde les tous les x comme étant soumis à la castration : « tout homme ne peut s’avouer dans sa jouissance, c’est à dire dans son essence phallique… tout homme ne parvient qu’à se fonder sur cette exception de quelque chose, le père, en tant que propositionnellement il dit non à cette essence.

L’amour et le Nom-du-père

L’amour ne peut donc se fonder qu’au-delà de cette interdiction : « Le défilé, le défilé du signifiant par quoi passe à l’exercice ce quelque chose qui est l’amour, c’est très précisément ce Nom du père, ce Nom du père qui est non, n, o, n, qu’au niveau du dire, et qui se monnaye par la voix de la mère dans le dire non d’un certain nombre d’interdictions, ceci dans le cas, dans le cas heureux, celui où la mère veux bien de sa petite tête, enfin proférer quelques nutations. »

Comment un homme peut-il aimer une femme ?

Telle est la question que se pose tout sujet

En fonction de ce non du père que transmet la mère, s’il permet au sujet, en posant la fonction d’exception du père, de s’inscrire comme tout homme dans la fonction phallique, en quoi l’amour qu’il pourra éprouver pour une femme, est-il lié à cette fonction du Nom-du-père ?

Reprenons ce que Lacan nous indiquait ou plutôt nous suggérait de la triple identification freudienne. C’est, comme souvent, en relisant ligne à ligne le texte de Freud, que nous pouvons saisir en quoi le Nom-du-père rend possible l’amour d’un homme pour une femme.

Que nous dit Freud sur cette question ?

Il définit trois formes d’identification, mais ces trois formes sont indissociables l’une de l’autre, elles sont nouées ensemble. Elles se nomment identification narcissique au père, au corps du père, elle est de la catégorie du réel, identification à un petit trait de l’objet d’amour ou à l’objet de haine qui doit être abandonné du fait de l’interdit de l’inceste, c’est ce que Lacan a appelé trait unaire, identification symbolique, identification hystérique enfin au désir de l’Autre, d’ordre imaginaire.

C’est par le biais de cette troisième forme d’identification, identification au symptôme de l’Autre, en tant que manifestation de son désir, du désir du père, que prend naissance l’amour. Ces trois formes d’identification Lacan les a d’ailleurs inscrites sur le Noeud Borroméen et ici se dessine ce que Lacan appellera la fonction de symptôme d’une femme, en tant qu’elle est avant tout, en tant qu’objet a, le symptôme du père (ce que Lacan appellera aussi sa « père-version »).

Nous rejoignons ainsi, même si c’est de façon un peu abrupte, avec ce désir du père, désir du père pour une femme, ce que Lacan nous rappelle dans ce séminaire, à propos de ce qu’il appelle l’ek-xistence qui ne se fonde que du trois : « Est-ce que ce n’est pas là que nous devons chercher dans ce qui nous possède, nous possède comme sujet, qui n’est rien d’autre qu’un désir et qui plus est désir de l’Autre, désir par quoi nous sommes d’origine aliénés…  »

De ce désir de l’Autre, la fonction du père, du Nom-du-père, est de nous en montrer la voie, de nous servir de guide mais aussi, dans un second temps,de nous en affranchir, au besoin avec l’aide de l’analyse. C’est ce que j’ai essayé d’illustrer avec cette métaphore des oiseaux de passage.

Quels sont alors ces quelques autres dont l’analyste s’autorise ?

C’est par rapport à ce même désir de l’Autre, qui a présidé à notre choix d’être sexué que l’on peut aussi avoir le choix, en connaissance de cause, d’occuper à son tour la place du psychanalyste.

Ces quelques autres sont donc tous ceux qui ont présidé à l’avènement du désir du sujet en le soutenant au titre de grand Autre, et aux symptômes desquels on a pu s’identifier, en tant que ces symptômes étaient manifestations de leur désir : parmi ces quelques autres qui ont compté dans la constitution de son désir en tant que désir de l’Autre, il y a, bien sûr, l’analyste ainsi que les premiers analysants qui viendront le solliciter dans le renouvellement possible de cette expérience si singulière qui marque toute la vie de chacun d’entre nous.

Le Nom-du-père implique cependant qu’une coupure ait été à chaque fois effectuée par rapport à ce point d’origine que constitue le désir de l’Autre.

Tel ces oiseaux de passage, le sujet doit pouvoir prendre son envol.

En 1978, Lacan sonne le glas de la passe

en tant que procédure

Dans sa proposition du 9 octobre 1967, Lacan invente la passe.

En 1978, au cours d’un congrès sur la transmission de la psychanalyse, il sonne le glas de cette procédure. Il constate son échec.

« Tel que j’en arrive maintenant à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse.

Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu, c’est bien pour ça, pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer ».

Résumons :

– Si l’analyste ne s’autorise que de lui même et de quelques autres, si donc il n’est pas tout seul à le décider, c’est en tant que le désir est, selon la définition qu’en a donnée Lacan, désir de l’Autre. C’est donc en fonction de ce qu’il a été dans le désir de ses parents et des quelques autres qui ont compté pour lui, de ceux qui ont été ses objets d’amour et qui ont pour lui laissé trace de leur désir, qu’il pourra choisir de devenir psychanalyste… ou non.

– Il n’y pas de transmission de la psychanalyse, elle ne peut être que réinventée.

– Il y pas « des psychanalystes » ou « un psychanalyste », mais « du psychanalyste », d’où le dérisoire, pour ne pas dire la charlatanerie de toute éventuelle nomination à ce titre().

– La survie de la psychanalyse ne dépend plus des modes de fonctionnement du groupe analytique, de son école, mais de chaque psychanalyste, un par un.

Février 2002 – Extrait de mon livre « Lettres à Nathanaël ; Une invitation à la psychanalyse » paru chez L’Harmattan.

(1) paru dans un petit fascicule du C.E.R.F en 1982. Il a du être traduit par Fanny Colonomos. Elle en a fait en tout cas une petite introduction.

(2) Ce vieux dicton est connu : on voit souvent beaucoup mieux la paille dans l’oeil de son voisin plutôt que la poutre que l’on a dans le sien. Aux dernières nouvelles ce n’est pas un dicton. C’est plutôt une parabole du Christ. Elle se trouve dans les évangiles.

(3) – Sur le vouloir de la névrose dans le désir et son interprétation.

(4) Comme nous l’avons vu avec la patiente de Jeanne Lampl de Groot. Voir son ouvrage, « souffrance et jouissance ».

1 Comment

  1. Lesur Mondesir Reply

    Quand l’esprit est nourri au plus haut de ses reves,c’est une chance ,et le désir d’accomplir avec joie ce pour quoi l’ esprit s’est risqué à croire et à exister.
    Merci pour cet article qui arrive bien .

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