Un dilettantisme sérieux

Dans l’un de ses textes, « Contribution à l’histoire du mouvement analytique », Freud rend compte des champs voisins conquis par la psychanalyse, de son extension à l’étude des religions, des mythologies, de la littérature et bien sûr extension aux modes d’organisations sociales, avec « Totem et tabou » et «Malaise dans la civilisation ».

Il semble que Lacan, à l’inverse de Freud, irait  plutôt chercher dans d’autres champs, des moyens pour explorer et rendre compte du champ de la psychanalyse lui-même. Le passage se ferait donc plutôt, de Freud à Lacan, de l’extérieur vers l’intérieur. Par exemple quand Lacan étudie la question du nom propre, il prend appui sur la linguistique, la logique, la topologie, et sur l’ethnographie, mais ramène tout ce qu’il en tire dans le champ même de la psychanalyse.

De même quand il parle de littérature ou de peinture, ce n’est jamais pour interpréter les oeuvres à la lumière de la psychanalyse, mais au contraire pour y mettre à l’épreuve les points théoriques dont il essaie de rendre compte. Deux exemples : Son étude de l’amour courtois lui sert à approfondir ce concept de Das Ding, donc cette notion du Réel, et lié a lui, ce qui est un des destins de la pulsion, la sublimation. De même quand il approche la question de l’art de Joyce, ce n’est que pour rendre compte de ce quatrième terme du noeud borroméen qui noue les trois autres réel, symbolique et imaginaire.

Freud part  à la conquête des autres champs, Lacan engrange du savoir accumulé dans d’autres champs pour l’utiliser dans celui de la psychanalyse, mais non sans lui faire subir des traitements qui le rende propre à son usage. Un exemple flagrant : la façon dont il utilise les formules quantiques pour en tirer l’écriture des formules de la sexuation.

Il y a un mot utilisé par Freud qui m’a frappé dans son texte en tant qu’il est très révélateur des difficultés qu’il y a transférer les concepts d’un champ déterminé dans un autre, c’est celui de « Dilettante ». Il vient étymologiquement du verbe latin « dilettare », correspondant au français « se délecter ». On peut se délecter, trouver plaisir à écouter de la musique ou à regarder un tableau sans pour autant être compétant dans ces deux domaines.

On peut aller explorer un autre domaine que celui de l’analyse avec ces concepts mais on n’est pas pour autant un spécialiste du domaine dans lequel on souhaite les transplanter. C’est ce que soutient Freud : « Innombrables sont les problèmes, mais très petit le nombre de travailleurs prêts à les affronter et encore la plupart d’entre eux … ne procèdent-ils, pour s’attaquer à des problèmes sortant du cadre de leur spécialité, qu’avec une préparation de dilettante. Ces travailleurs venant de la psychanalyse ne songent d’ailleurs pas à cacher leur dilettantisme, leur seule ambition consistant à montrer le chemin aux spécialistes, à marquer leur place, à leur recommander d’utiliser les techniques et les postulats de la psychanalyse, le jour où ils voudront enfin se mettre au travail ».

Je trouve que cela pose quand même un autre problème, car comment ne pas considérer que ces spécialistes-là ne feront pas, à leur tour, preuve de dilettantisme, en utilisant ces concepts analytiques, dans la mesure où il ne se sont pas eux-mêmes pliés à cette discipline de l’expérience analytique, pour y mesurer le bien-fondé de ces concepts ?

L’un de mes interlocuteurs, Loïc Toubel, a proposé le terme de « dilettantisme sérieux », pour rendre compte de ce passage alternatif de la psychanalyse aux sciences qui lui sont proches. Ce terme est non seulement joli mais judicieux, car il atténue la part d’amateurisme qu’ apporte celui de dilettante.

Je m’en suis tenue, pour l’instant, à l’approche freudienne de cette extension possible de la psychanalyse à d’autres champs de savoir, pour Lacan l’approche en est encore plus complexe.

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