J’ai regardé avec grand plaisir, même si c’est loin d’être la première fois, ce film « Le Festin de Babette ». Tous les portraits de ces paysans d’un village isolé du Danemark sont magnifiques. Ils font penser à ces tableaux de facture ancienne, aux couleurs un peu éteintes mais distinguées. De même les fruits et les légumes de la cuisine de Babette sont autant de belles natures mortes, un plaisir pour les yeux. Nous assistons à la préparation de ce festin et à sa dégustation par des invités affreusement ignorants de cet art de la table et qui pourtant se révèleront être sensibles à ces agapes inconnues d’eux. Seul, un invité surprise, qui, lui, vient de la ville, est à même d’apprécier la haute qualité des mets et des vins proposés. Les noms des plats et des vins sont eux aussi choisis avec soin et, par leur poésie, nous mettent l’eau à la bouche. Mais de toute façon il semble bien que le plaisir est aussi pour Babette. Elle nous fait partager les joies que nous donne cette forme particulière de satisfaction de la pulsion qu’est la sublimation.
Avec ce festin de Babette s’évoque aussi le festin de Juliette. De ces deux festins, l’un se voit, l’autre s’entend, puisque c’est une chanson, mais tous les deux célèbrent les mêmes plaisirs du goût. Ils nous mettent en appétit.
Ces plaisirs de la bouche l’enfant les découvre très tôt puisque le sein est son premier objet sexuel. Mais autour de cet échange entre la mère et l’enfant, ce qu’on oublie souvent c’est le plaisir de la mère d’allaiter, de nourrir son enfant.
C’est ce plaisir là, celui de la mère qui nourrit que les deux festins, celui de Juliette et celui de Babette mettent en scène.
Mais Juliette qui a écrit, mis en musique et chante ce festin y ajoute une autre dimension, celle pourtant si juste de la mort.
« La table sera mise quand vous arriverez,
Amis, amours, amants et autres associés,
Vos noms seront mis aux dossiers de vos chaises
Dans un silence inquiet, vous vous compterez treize
…..
L’invitation dira : Minuit, on vous attend,
Venez, vêtus de noir, comme aux enterrements.
Si vous portez des fleurs que ce soit des violettes !
Soyez mes invités, au festin de Juliette ! »
Tous les mets et les vins servis pour ce festin sont endeuillés de noir : des pains de sarrazin, des olives de Turquie, caviar et chocolat noir, des mûres et des guignes… « Noir dans les verres noirs et noir dans les assiettes ».
« Vous m’avez tant aimée, chante-t-elle, oui, pour une gourmande, c’est une fin parfaite de sceller son destin au festin de Juliette ! »
C’est donc ce dernier festin qu’elle offre généreusement à tous ses amis, le jour de son enterrement. Mais puisque ce n’est que le temps d’une chanson, souhaitons encore longue vie à cette extraordinaire femme poète.
Ces plaisirs du goût, y compris celui du goût de la psychanalyse, m’ont évoqué ce que Lacan avait écrit, il y a bien longtemps, de l’Imago du sein maternel. C’est un fait bien connu que ces premiers liens de l’enfant à sa mère marque en effet la vie amoureuse de chacun et pas seulement par tous ces plaisirs de la bouche, mais ce que j’en ai surtout retenu, cette fois-ci, c’est ce qu’il décrit des satisfactions maternelles qu’ils apportent en écho à ces premiers liens. La petite fille qui a été nourrie par sa mère, est, en quelque sorte, une mère comblée quand, à son tour, elle peut tenir un enfant dans ses bras et l’allaiter.
Lacan, dans « Les complexes familiaux, écrivait : « Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère en même temps reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs… Seule l’Imago qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital de l’homme – soit la séparation du sein maternel – peut expliquer la puissance, la richesse et la durée du sentiment maternel. La réalisation de cette imago dans la conscience assure à la femme une satisfaction psychique privilégiée… »
Ce festin de Babette et ce festin de Juliette sont des rejetons de ce primitif désir, celui d’être une mère aimante et qui nourrit bien ses petits, ses petits et tous ses amants et amis, une manifestation sublimée de cette « satisfaction psychique privilégiée », l’un de ces bonheurs précieux que nous offre la vie.
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