Dans le séminaire de 9 janvier, de La relation d’objet, Lacan évoque ce qu’est « l’objet féminin » et il précise d’emblée le problème qui est celui de savoir ce que cet objet en pense : » Ce que l’objet féminin en pense c’est encore moins naturel que la façon dont le sujet masculin l’aborde. Ce que l’objet féminin en pense, à savoir quel est son chemin depuis ses premières approches de l’objet naturel et primordial du désir, à savoir le sein maternel. Comment l’objet féminin entre dans cette dialectique ? »
Lacan précise que si cette position est si inconfortable et » fort peu naturelle » c’est justement parce que cette position est prise par un sujet.
Sur ce chemin plein d’embûches, Lacan précise que » l’homosexualité féminine se rencontre chaque fois que la discussion s’établit sur le sujet des étapes que la femme a à remplir dans son achèvement symbolique. »
C’est la raison pour laquelle, en relisant ce cas rapporté par Freud, celui de la jeune homosexuelle, on peut constater à quel point elle montre le chemin à Dora, le chemin de sa féminité. Elle la devance en effet. Mais comme sa démarche est tout aussi inconsciente que celle de Dora, elle ne peut pas, pas plus qu’elle, se tirer d’affaire. Elle ignore en effet la vérité et la justesse de ce qu’elle met en scène, ce que peut être l’amour d’un homme pour une femme, une femme assumant sa privation phallique.
Mais pour mettre en évidence cette démonstration si brillante de ce que devrait être l’objet féminin pour un homme, je vous propose un détour, de retrouver ce que Lacan, relisant Freud, dit des deux choix d’objet d’amour.
Les deux choix de l’objet d’amour :
anaclitique et narcissique
Dans le séminaire de la relation d’objet, Lacan se lance, bille en tête, dans une critique de la relation d’objet telle qu’elle avait cours en ces années là, notamment avec Maurice Bouvet.
Mais il ne se contente pas de cela et comme d’habitude il relit Freud et notamment son texte : » Pour introduire le narcissisme « . Freud y décrit deux choix d’objets possibles : le choix d’objet narcissique et anaclitique.
Dans la forme dite narcissique, on aime ce que l’on est soi-même, ce que l’on voudrait être ou ce qu’on a été.
Dans la forme anaclitique, c’est un choix d’objet dit par étayage, c’est à dire qu’on choisit les objets qui nous ont été favorables, favorables à notre survie. Il en donne deux exemples : la femme qui nourrit, l’homme qui protège.
A propos de ce choix d’objet anaclitique défini par Freud comme un choix d’objet typiquement masculin, Lacan effectue un renversement saisissant :
c’est le substitut de l’objet sur lequel on s’appuyait qui devient en tant qu’objet féminin, celle qui manque, celle qui est manquante et que l’on se voue à combler. Du coup le substitut de celle qui, dans votre enfance, était votre soutien est maintenant devenue celle que, grâce à votre force virile, vous soutenez.
Donc si la relation d’amour entre un homme et une femme est anaclitique, c’est quand même parce que les rôles sont pour ainsi dire inversés.
C’est une façon de déployer le tracé de ce qu’on peut appeler l’aphorisme de Freud, si objet il y a, ce ne peut être que l’objet perdu et donc à ce titre recherché.
Or non seulement l’objet retrouvé, n’est jamais le bon, puisqu’il n’est qu’un substitut du premier, mais il y a également renversement des rôles :
La mère nourrissait son petit. Celui-ci devenu grand, devenu homme, s’occupe de sa femme, substitut maternel. C’est lui qui a la charge de la faire jouir.
C’est dans un fragment du séminaire de la relation d’objet que Lacan déploie sa démonstration.
(Séminaire du 19 décembre 1956)
» … Freud nous dit qu’il y a deux types d’objet d’amour, l’objet d’amour anaclitique qui porte la marque d’une dépendance primitive à la mère, l’objet d’amour narcissique qui est modelé sur l’image qui est l’image du sujet lui-même, qui est l’image narcissique. C’est une image que nous avons essayé d’élaborer en en montrant la racine dans la relation spéculaire à l’autre.
Le mot anaclitique… est indiqué par le mot allemand Anlehnung, relation, c’est une relation d’appui contre. Ceci d’ailleurs prêtant encore à de multiples malentendus… Mais laissons cela de côté, si on lit Freud on voit bel et bien qu’il s’agit de ce besoin d’appui et de quelque chose qui en effet ne demande à s’ouvrir du côté d’une relation de dépendance. Si on pousse un peu plus loin on verra qu’il y a de singulières contradictions dans la formulation opposée que Freud donne de ces deux modes de relations, anaclitique et narcissique. Très curieusement il est amené à parler dans la relation anaclitique d’un besoin d’être aimé beaucoup plus que d’aimer ; inversement et très paradoxalement le narcissique apparaît tout d’un coup sous un jour qui nous surprend, car à la vérité certainement il est attiré par un élément d’activité inhérent au comportement très spécial du narcissique, il apparaît actif pour autant que justement il méconnaît toujours jusqu’à un certain point l’autre…
… Ce qu’on appelle la relation anaclitique, là où elle a son intérêt, c’est à dire au niveau de sa persistance chez l’adulte, est toujours conçue comme une sorte de pure et simple survivance, prolongation de ce qu’on appelle une position infantile. Si effectivement le sujet qui a cette position … ce qui en fait méconnaître l’essence, c’est précisément de ne pas s’apercevoir que pour autant que le sujet acquiert dans la relation symbolique, se voit investi du phallus comme tel, comme lui appartenant et comme étant pour lui d’un exercice disons légitime, il devient, par rapport à ce qui succède à l’objet maternel, à cet objet retrouvé, marqué de la relation à la mère primitive, qui sera, dans la position normale de l’Œdipe… l’objet pour le sujet mâle, c’est à dire qu’il devient le porteur de cet objet de désir pour la femme.
La position devient anaclitique en tant que c’est de lui, du phallus dont il est désormais le maître (c’est de l’outrecuidance !) le représentant, le dépositaire, c’est en tant que la femme dépend de lui, que la position est anaclitique.
La relation de dépendance s’établit pour autant que s’identifiant à l’autre, au partenaire objectal, il est indispensable à ce partenaire, que c’est lui qui la satisfait, et lui seul, parce qu’il est en principe le seul dépositaire de cet objet qui est l’objet du désir de la mère « .
Par cette approche Lacan met alors en exergue ce qu’il appelle les trois objets primordiaux, premiers qui sont l’enfant, la mère et le phallus ces trois objets étant tenu ensemble de par la fonction symbolique dont le père est le garant :
Voici ma question :
Si le choix d’objet narcissique -comme l’affirme Lacan – est ce qui spécifie la névrose, comment le sujet névrosé en analyse pourrait-il passer de ce choix d’objet narcissique qui le spécifie, choix d’objet qui consiste quand même à s’aimer soi-même, à l’autre choix d’objet, celui de la relation libidinale entre un homme et une femme, le choix de l’objet féminin, pour un homme, de l’objet viril pour une femme ?
C’est quand même la question qui agite Dora : Tout cela doit avoir affaire avec cette question du phallus qui l’a et surtout qui l’est ?
Quand dans ce séminaire de la Relation d’objet, Lacan compare la situation subjective de Dora et de celle que j’ai baptisée Sarah, la jeune fille homosexuelle de Freud, on s’aperçoit que même si c’est sans le savoir, car, pour elle aussi, sa démarche est inconsciente, cette dernière répond à la question que se posait Dora, qu’est-ce que c’est être une femme, et comment une femme peut-elle être aimée ?
Sarah en fait une brillante démonstration en se vouant à sa dame.
Qu’est-ce qu’elle démontre ? C’est justement cette forme anaclitique du choix de l’objet : on aime une femme justement pour ce qu’elle n’a pas et on se voue à le lui offrir, à le lui donner.
Comme Sarah déployait sa grande mise en scène d’amour pour sa dame, devant son père, est-ce que ce n’était pas la père-version de son père, son mode de choix d’objet, qu’elle remettait ainsi en cause ? Est-ce qu’elle n’interrogeait pas, elle aussi, comme Dora, le choix d’objet d’amour de son père, l’amour qu’il portait à sa mère, un amour qui ne laissait pas place à son manque phallique.
Autre question : celle de la jouissance féminine
Freud donne un autre exemple de choix d’objet anaclitique, en dehors de l’objet maternel, c’est » l’homme qui protège « .
Est-ce que ce devrait être le modèle du choix d’objet anaclitique pour une femme ?
Mais alors comment inverser la relation, faire en sorte que ce soit l’objet qui soit soutenu, étayé et non plus le sujet ?
C’est là peut-être qu’une femme trouve sa place dans l’amour, celle d’être le phallus, le signifiant du désir de l’Autre, donc de ce qui lui manque.
L’homme qui protège étant lui aussi manquant et donc désirant. C’est à cette forme de choix d’objet qu’est liée ce que Lacan appelle l’autre jouissance, cette jouissance féminine qu’il a spécifié comme étant une jouissance au delà du phallus. Enfin c’est le point où j’en suis de mes cogitations.
Mais cette hypothèse que selon les deux choix d’objets anaclitiques sur le modèle de la femme qui nourrit et l’homme qui protège, nous pourrions rendre compte – à condition de les renverser – des deux formes de jouissance féminines, la jouissance phallique et l’autre, l’autre jouissance, est quand même bien séduisante. Elle ne me paraît pourtant pas le moins du monde farfelue, mais elle mérite quand même d’être un peu plus… étayée