Sous le tableau d’une hystérie traumatique
un fantasme de grossesse chez un homme
Contribution clinique à l’érotisme anal
Par Michaël Joseph EISLER (Budapest)
Traduction Anna Hamad avec l’aide d’Hélène Weiss, Jacy Arditi-Alazraki, Annik Salamon
En 1908, dans Caractère et érotisme anal, Freud souligna la grande signification (Bedeutung) des motions pulsionnelles regroupées sous le nom d’érotisme anal pour le développement du moi.
Depuis, ce thème a été traité et approfondi maintes fois par de nombreux auteurs, et son importance fondamentale a été démontrée. Ce travail ne pouvait se faire sans susciter de multiples résistances venant non seulement de personnes extérieures à l’analyse, mais également du côté de ses adeptes. Ceci tient au fait que la formation psychique dont il s’agit, est soumise à des processus de transformation les plus divers. Pour des raisons semblables, à chaque fois que cette formation se présente, elle pose d’emblée au traitement psychanalytique un des problèmes les plus difficiles à résoudre.
Il ne semble guère utile d’énumérer nommément les résultats de ces études, étant donné qu’ils sont intimement liés au progrès de la psychanalyse des dix dernières années et, de ce fait, bien connus. Bien qu’elle soit riche et diversifiée, la littérature spécialisée publiée jusqu’à ce jour reste insuffisante en un point, à savoir la présentation détaillée des conditions de l’érotisme anal telles qu’elles ont été élucidées jusqu’à présent dans le cadre de cas cliniques correspondants. Seul Freud a continué, et ceci de façon exemplaire, à travailler dans ce sens. Je pense notamment aux chapitres de Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle et De l’histoire d’une névrose infantile.(1)
La présentation des deux cas nous fait ressentir vivement par quels chemins laborieux l’analyse a évolué. C’est comme si nous assistions à l’émergence des nouvelles découvertes et nous nous doutons des résistances contre lesquelles elles se sont développées.
C’est cette méthode que nous allons suivre pour faire la présentation clinique de notre cas qui s’avère être une névrose grave construite sur la fixation de la composante pulsionnelle érotico-anale. Il n’y a guère lieu d’ajouter que le matériel examiné, rassemblé au cours d’environ sept mois est certes incomplet, et que, du point de vue théorique également, de nombreux faits restent obscurs. Néanmoins, le traitement avait progressé jusqu’au point où le malade était rétabli, et des enchaînements et des découvertes tout – à – fait utilisables avaient résulté de sa cure. Tout en tenant compte de la singularité du cas, je suivrai dans ma description le cours même de l’analyse. Il est évident que je n’ai pu déceler la structure de la névrose qu’à la fin du traitement, mais dans l’intérêt de la clarté je ne m’en tiendrai pas strictement à la chronologie et j’animerai le récit en y introduisant des éléments de la synthèse ultérieure. A mon avis, ceci s’applique à toute description qui aspire à la limpidité.
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J.V., 31 ans, employé des tramways, donne les indications suivantes sur le début de sa maladie : Il y a deux ans et demi, il tomba du marche – pied de son tramway qui roulait à pleine vitesse. Il heurta un pilier, ce qui lui valut des contusions à la tête, à l’avant-bras et au flanc. Toutes les blessures se situaient du côté gauche. Il perdit connaissance et fut transporté du lieu de l’accident au service de chirurgie de l’hôpital.
Il s’avéra tout de suite – entre temps il avait repris connaissance – qu’il n’était que légèrement blessé : à part la blessure de la tête qui dût être refermée avec des agrafes, il ne présentait que des égratignures au niveau de l’avant bras et du côté. A ce moment-là, personne ne pensait à l’éventualité d’une lésion interne. Pendant le séjour à l’hôpital de J.V., le médecin traitant fit également radiographier les zones blessées. Le résultat fut négatif. Après trois semaines à l’hôpital, il en sortit guéri. Il reprit son travail et se porta bien pendant un certain temps.
Quelques semaines plus tard, il commença à éprouver des douleurs en dessous de la première côte du côté blessé. Ces douleurs ne se manifestèrent d’abord que rarement, pour devenir de plus en plus fréquentes, jusqu’à prendre le caractère de véritables crises. Celles-ci se produisaient à de courts intervalles d’environ deux semaines, duraient de quatorze à seize heures, puis disparaissaient. Pendant la crise, il ressentait une douleur lancinante au côté gauche « comme si un objet dur voulait en sortir ». Il sortait de la crise épuisé et avait besoin de se reposer.
Entre les crises, rien de particulier ne se passait si ce n’est qu’il ressentait un léger pincement au côté à la moindre émotion.
Graduellement, la douleur devint de plus en plus persistante intolérable. Il était souvent obligé d’abandonner son travail pour aller porter ses plaintes d’hôpital en hôpital, tant et si bien les médecins finirent par ne plus s’y retrouver.
Au bout de deux ans de sa maladie, lorsqu’il perdit connaissance et que des états semblables se répétèrent au cours de crises graves, on l’envoya dans un service de neurologie. Vu les résultats négatifs auxquels arrivèrent aussi bien les chirurgiens que les spécialistes de médecine interne, on diagnostiqua une hystérie traumatique. C’est à ce titre que le cas fut proposé au traitement psychanalytique.
Avant même que le patient ne m’ait fait le récit détaillé de son histoire, la cure s’annonça sous les auspices d’un transfert violent qui attira toute mon attention et qui ne s’expliqua que plus tard par le fait qu’il avait été traité préalablement, pendant longtemps, par d’autres médecins.
Je dois avouer que le comportement du patient me semblait à l’époque si insolite que l’idée d’un faux diagnostic m’avait effleuré. Dès le début de l’analyse, il commit deux actes étranges : si l’un pouvait, à la limite s’expliquer, l’autre paraissait, au premier abord, complètement insensé.
La première séance avait à peine commencé lorsqu’il se leva brusquement et dit qu’il avait ressenti exactement comme si le divan s’était mis à rouler avec lui. Il s’agissait là visiblement d’une tentative d’échapper à une situation qui lui était inhabituelle et à la proximité du médecin. Lorsque je parvins enfin à le décider à s’allonger à nouveau, il fut incapable de produire des idées (Einfalle) ordonnées.
A la fin de la séance, après avoir pris congé, il s’arrêta devant moi, me fixant un certain temps, le cou tendu et les yeux écarquillés. Il me fit l’impression d’un dément. Longtemps après, je trouvai l’explication de cet « acte symptomatique ». Je l’insèrerai en temps voulu dans la description.
Quelques jours plus tard, il effectua encore un acte qui était sans doute un acte symptomatique qui permit d’entre – apercevoir un premier bout de sa vie psychique inconsciente: il se leva du divan, fit un demi-tour maladroit et retomba à plat ventre (sur le divan) les jambes pendantes.
La même attitude s’exprimait également dans les rêves de cette période introductive. Une fois, il rêva d’un lion qui le mordait à l’épaule gauche, une autre fois, il se disputait avec son jeune frère qui voulait l’abattre d’un coup de fusil. Au cours d’un troisième rêve, il se vit en train d’essayer de monter dans le train de la « ligne royale » (Hofzug)(2), mais il fut encerclé par des soldats qui le menacèrent d’un châtiment atroce qu’ils ne nommèrent pas. En dernier, il rêva d’une scène rappelant son service militaire où un supérieur lui donnait un coup de coude badin.
L’aspect le plus important de ces rêves qui s’enchaînent les uns aux autres comme un programme et qui dévoilent dans leurs représentations l’homosexualité passive du rêveur, est le démontage successif des fantasmes inconscients qui structurent le terrain dont ils ont surgi. La défense qui se sert d’abord d’une forme d’expression si violente – l’on pourrait dire : archaïque – mythique – finit par se transformer en badinage. La production de matériel mnésique effectif à partir de ces rêves fut néanmoins très limitée. Comme il l’avait fait avec son acte symptomatique, le patient paraissait ici encore, tout avouer et tout cacher en même temps.
Il est difficile de parler de résistance ou d’incompréhension quant au déroulement de la cure, puisqu’il avait déjà accommodé les règles conductrices de l’analyse avec l’ensemble de ses manifestations inconscientes. Je ne peux considérer son comportement que comme une forme particulière de renfermement, que j’approfondirai plus loin.
Le passage vers un transfert plus mitigé et en même temps plus rationnel s’effectua à travers une série de rêves qui, d’après leur contenu, appartiennent au type connu des « rêves de vol ».
Il volait seul dans l’espace ou dans une salle devant des spectateurs, ce qui provoquait, grâce à une régression des sentiments, un plaisir narcissique de son propre corps (3). Comme les précédents, ces rêves ne fournirent que peu de matériel mnésique. Ils n’avaient aucun lien avec la réalité qui entourait le patient, n’étant que pure expression d’une tension intérieure momentanée. Ni ce type de rêve, ni le précédent, ne réapparurent au cours des longs mois du traitement analytique, ce qui m’amène à les considérer comme sa manière particulière de rétablir son équilibre ou de s’adapter à la cure.
Après ces intermèdes variés, je réussis enfin à l’amener à une explication détaillée des circonstances qui avaient provoqué la maladie. Toutefois, il y a lieu de faire précéder cette explication par la caractérologie du patient telle qu’elle s’était présentée jusque là. C’est à partir de ces deux éléments que le véritable programme de travail de l’analyse s’est élaboré.
Le patient donne l’impression d’être un homme ayant confiance en lui, qui sait ce qu’il veut et qui s’occupe avec soin de consolider sa situation. En changeant plusieurs fois de métier (fait que je reprendrai en détail plus loin), il sut progressivement améliorer ses conditions d’existence, et en s’engageant activement pour la cause de sa classe sociale, il sut en même temps faire avancer ses propres intérêts. Aujourd’hui, il est le leader de son groupe de travailleurs en ce qui concerne les questions sociales et politiques, et ses paroles ont du poids. En même temps, il se montre très modéré dans ses opinions dont il sait convaincre ses camarades.
C’est de cette manière qu’il a su sublimer et compenser une grande partie de sa libido homosexuelle. Et c’est également là que se trouve enracinée sa grande confiance en sa propre valeur. Apparemment, il a des dons oratoires; il tend à s’exprimer en tournures alambiquées tout en employant un vocabulaire cru, ce qui produit souvent un effet amusant. Sa façon de penser est cependant raisonnable à tous égards et fait supposer qu’il réfléchit mûrement avant d’agir. Les personnes de son espèce n’ont pas vraiment le sens du style; il leur manque la faculté d’analyser l’acte même de penser : ce sont des gens qui pensent en agissant.
Par ailleurs, le patient manifeste une soif insatiable de culture (4) qui, en l’absence de lignes directrices rationnelles, s’est développée de manière autodidacte, ce qui a pour effet une originalité quelque peu biscornue. Ainsi, par exemple, il s’est constitué une « bibliothèque manuscrite » en rédigeant des copies de tout ce qui l’intéressait depuis des années et en les conservant. De temps en temps, il recopie ces écrits -des poèmes, des articles de journaux de contenus divers -dans de nouveaux cahiers, comme s’il voulait rendre le propre encore plus propre (4).
Il prend grand plaisir à apprendre par cœur des passages de textes qui lui plaisent, et même si la compréhension d’œuvres lyriques lui fait défaut, il affectionne des pièces sentimentales du seul fait qu’elles riment. Il tient également une sorte de journal intime dans lequel il inscrit des données d’intérêt général, tout talent pour des élans personnels lui faisant défaut. Outre son activité de copiste, il aime dresser des tableaux de dépenses et de calculs budgétaires.
Tout ce qui a trait à son activité d’écriture est tenu dans l’ordre le plus rigoureux. Il a tout en tête et impressionne de ce fait son entourage modeste. L’érotisme anal sublimé (5) qui transparaît ici, se trahit par ailleurs, en un vif intérêt pour les mécanismes matériels de la vie ainsi que dans un besoin de se faire reconnaître constamment et de diverses manières.
Ce qui l’intéresse cependant tout particulièrement sont les problèmes biologiques, et surtout la génétique. Il a acquis un certain savoir sur la question en lisant des textes de vulgarisation ou en fréquentant occasionnellement, de manière illicite mais avec l’aide du personnel de service, des instituts scientifiques. Cet intérêt s’est éveillé pendant ses années d’enfance à la ferme et peut être ramené étape par étape, à la pulsion épistémophilique infantile. L’élevage des animaux domestiques, et surtout de la volaille, l’attirait tout particulièrement. Il raconte qu’il s’était occupé à cette époque, des conditions de la couvade, passion à laquelle il sacrifiait des quantités d’œufs de poules et d’oiseaux.
Ultérieurement, chaque fois qu’il changea de métier, il songea sérieusement à s’installer à la campagne et à faire de l’élevage d’oiseaux à grande échelle. Ce désir semble être si fort en lui qu’il le réalisera certainement un jour. En attendant, il se contente d’élever plusieurs oiseaux chanteurs qu’il dresse et nourrit lui- même. Dans une forêt proche de la ville, il se livre à ses autres « dadas » ornithologiques. Au moment de son analyse, il se rendait pendant plusieurs semaines, à l’habitat d’un pic-vert et observait avec un plaisir visible comment celui-ci faisait sortir sa nourriture de l’arbre en y donnant des petits coups de bec.
Toutes les particularités décrites ici et qui seront complétées par d’autres, peuvent être considérées comme représentant discrètement et à fleur de conscience, des complexes que l’on peut supposer chez lui sinon pathogènes, tout au moins très accentués.
Parallèlement à ces premières informations, j’appris son histoire familiale dont je ne relaterai ici que l’essentiel.
Il est le fils aîné d’un couple de paysans qui vivent encore à la ferme où il a grandi. Des quatorze enfants issus de ce mariage, huit sont encore en vie. Le plus jeune enfant, une fillette de sept ans, n’est pas sans rapport avec la névrose du patient ainsi que la sœur aînée, âgée de vingt-quatre ans, dont il juge le mode de vie très sévèrement et ceci sans motif valable. Il se trouve que cette sœur était née au moment où le patient s’intéressait vivement à la sexualité. Il observait jalousement combien sa venue au monde était attendue avec amour; un souvenir écran fait apparaître son désir de mort vis-à-vis de cette sœur. Même plus tard, son attitude ne changea pas à son égard et par identification inconsciente avec son père, il trouvait toujours quelque chose à lui reprocher. Pendant le traitement, à l’occasion d’une visite chez les parents, il mit son prétendant à la porte. Quant à la relation avec la plus jeune sœur, elle ne put être élucidée qu’à un point avancé de la cure.
Les liens avec ses frères auprès desquels il se plaisait dans son rôle d’aîné, n’étaient pas particulièrement profonds, à l’exception d’un d’entre eux qui s’était passé pendant l’adolescence. Du fait qu’il lui avait prêté l’argent pour aller se baigner il se sentit longtemps responsable de sa mort. Il avait seize ans à l’époque. Les sentiments qu’il éprouve lorsqu’il assiste en tant que conducteur à des accidents de la circulation, font ressurgir le souvenir de ce frère.
Des souvenirs très précis datant des premières années de sa vie se rattachent aux grands-parents qui vivaient avec la famille.
La déférence que leur témoignaient les grandes personnes grossissait leur importance aux yeux de l’enfant. La grand-mère remplaçait souvent la mère pendant ses nombreux accouchements et veillait à ce que tout soit tenu dans le plus grand ordre. Il dit avoir hérité d’elle ce trait de caractère.
D’après ce qu’on lui a raconté, il a commencé à marcher ou « plutôt à ramper, dès l’âge de neuf mois (il était précoce). C’est à ce moment-là que sa grand-mère lui aurait marché sur le pouce par inadvertance, et à partir de là, il aurait cessé de sucer son pouce. C’est donc à la femme qu’incombe le râle du premier rabat-joie. Il prétend également avoir entendu les premières menaces de castration de la bouche de cette grand-mère. Un souvenir particulier se rapporte à sa bouche édentée et au fait qu’elle avait soigneusement rassemblé ses dents tombées dans un petit sac de lin qu’elle conservait sous son matelas.
Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais nous pouvons déjà faire remarquer l’aspect tout – à – fait frappant du patient : il lui manquait la totalité de ses incisives supérieures.
Les souvenirs évoquant le grand-père sont moins marquants, bien que les premières manifestations de transfert spécifiques (contrairement à celles, non personnalisées, décrites au début) se rapportent à lui qui fut certainement le premier objet d’amour narcissique du patient. Plein de force et d’énergie jusqu’à un âge avancé, il dirigeait la ferme comme bon lui semblait. Même le père vivait à l’ombre de son image, ce qui permit ultérieurement une relation de camaraderie presque sans conflits, entre le fils et le père. En effet, la relation du patient à son père a toujours été celle qu’il avait pu observer entre ce dernier et le grand-père.
Un souvenir d’enfance évoque le grand-père sauvant son petit-fils alors âgé de six ans -de l’attaque d’un taureau enragé. Dans un autre souvenir d’enfance, le grand-père apparaît comme un fabricant de fromage sûr de lui ; il aurait toujours reconnu à l’odeur si un fromage avait été fabriqué par lui-même ou par sa femme, ce qui occasionnait maintes plaisanteries à table.
Aussi bien le grand-père que le père se distinguaient par un sens prononcé de la justice. Le patient considérait depuis toujours ce trait de caractère comme un signe de virilité fermement établie, et digne d’être pris en exemple. Nous verrons que cette conviction permet de supposer des motifs encore plus profonds.
Pris dans des difficultés financières, les parents furent obligés de le faire entrer comme apprenti chez un boulanger dès l’âge de quatorze ans. Au terme de son apprentissage, il partit à la grande ville et travailla pendant plusieurs années pour différents employeurs. Une opportunité lui permit de changer de métier une première fois: il devint laborantin dans une pharmacie.
Il est clair qu’il trouva un plaisir évident à exercer ces deux métiers : quand il était boulanger, il avait beaucoup de plaisir à pétrir la pâte à pain blanche et pure; à la même époque, il apprit à faire la cuisine. Au laboratoire, il travaillait de préférence parmi les liquides aromatiques et odorants. Il quitta cette place à la suite d’une déception sentimentale et entra dans la compagnie des tramways.
Au début, en travaillant comme conducteur, il vécut plusieurs accidents, dont un l’affecta profondément: un soir, dans la pénombre, il avait renversé un homme qui fut littéralement scindé en deux. Plus tard, il obtint une place de contrôleur.
Il avait à peine vingt-quatre ans lorsqu’il épousa une jeune fille à qui il avait fait la cour auparavant et dont il s’était éloigné pendant un certain temps à la suite d’une dispute. Le ménage est resté sans enfant depuis des années bien que le patient en ait souhaité un dès le premier jour.
La connaissance de tous ces faits nous permit de mieux saisir la névrose et surtout le moment déclenchant. Aucune allusion à l’accident décrit n’apparut dans les rêves, ni dans les autres indications données par le patient jusqu’alors. En revanche, peu de temps après, l’accent mis sur l’évènement traumatique se déplaça et, de plus en plus clairement, se révéla être non pas la chute du wagon de tramway, mais, à ma grande surprise, l’examen radiologique pratiqué pendant l’hospitalisation.
Dans un premier temps on ne pouvait que s’étonner de l’opiniâtreté avec laquelle le patient continuait à demander de nouvelles radiographies sous le prétexte rationnel que sa maladie (la douleur du côté gauche) devait être d’origine organique. Ce souhait répété finit par attirer mon attention et il en résulta ceci : l’examen radiologique entrepris au moment de l’accident par le chirurgien avait eu un grand impact psychique sur le patient. Rien que d’avoir eu à se déshabiller devant le chirurgien, et plus encore, d’avoir subi les manipulations préparatoires (afin que le patient ne bouge pas, on lui avait, entre autres, immobilisé les extrémités avec de petits sacs de sable), il avait été plongé dans un état d’attente anxieuse. Au moment où la lampe s’alluma et commença à fonctionner avec un crépitement bruyant, il fut un instant paralysé d’effroi. Il avoue que l’examen en soi fut quelque peu décevant. Dans son angoisse, il s’était certainement attendu à ce que le chirurgien procède ensuite à une opération quelconque, par exemple lui enfoncer brusquement un instrument dans le côté. Mais rien de tel n’arriva.
Le processus psychique en jeu échappa bien sûr, complètement au patient et continua à se développer de manière indépendante dans son inconscient. L’incident dans son ensemble devint le point de cristallisation d’un fantasme de désir libidinal à caractère homosexuel passif. Ceci fait également supposer que le désir d’être à nouveau radiographié correspondait non seulement à la motion pulsionnelle inconsciente que nous avons décrite, mais aussi à une tendance à la décharge. En effet, par le biais de la répétition, l’affect de déplaisir et la tension qui n’avaient pas pu être déchargés à l’époque, auraient pu être diminués. Bien entendu, je ne pouvais au départ, me faire une idée précise sur le degré d’accumulation de libido, ni sur les autres facteurs déterminant ce désir. L’analyse avança dans ce sens lorsque le patient fournit une description globale de ses crises de douleur avec de nombreux détails nouveaux.
Vingt-quatre heures avant la crise, il sent une grande inquiétude l’envahir. Il s’énerve pour des choses qui ne le touchent guère habituellement. Il devient silencieux et irritable, en particulier chez lui où il se conduit sèchement vis-à-vis de sa femme; au fur et à mesure que la crise approche, l’assistance et la proximité de cette dernière lui deviennent de plus en plus insupportables (6). Son comportement récalcitrant fait apparaître sa maladie comme une affaire purement personnelle. Lorsqu’on l’interroge en passant sur son état de santé, il réagit violemment et se met en colère. Le changement d’humeur s’accompagne d’une constipation opiniâtre qui ne cède à aucun médicament.
La douleur au côté se manifeste au lendemain de ces prodromes réguliers et s’intensifie en quelques heures au point que le patient ne peut plus se tenir debout ni s’asseoir. Allongé, il ne supporte une même position que pendant quelques minutes. Dès que les douleurs atteignent leur point culminant, il devient faible et las. Il est alors obligé de s’allonger sur le côté gauche et de mettre un petit coussin pour atténuer les douleurs. Il lui arrive de s’assoupir dans cette position pendant un moment. Les crises avec perte de connaissance sont précédées par un bourdonnement dans la tête et un voile noir devant les yeux. Après les crises, il ressent des fourmillements dans tous les membres et reste engourdi pendant un certain temps ; il finit par se libérer d’abord par des vents de sa constipation.
Cette description, qui est presque mot pour mot celle que me fit le patient, ainsi que le comportement impressionnant au moment des crises qu’il mima devant mes yeux, m’amenèrent à l’idée suivante qui m’avait déjà effleuré plusieurs fois mais que j’avais toujours écartée comme étant insensée : si tout ceci était vrai. les crises ne pouvaient être que l’imitation d’un accouchement et la constipation la conversion des symptômes une grossesse hallucinée, à mettre en relation avec la scène de la radiographie (7). Cette imitation est évidemment à comprendre comme étant transformée et rendue méconnaissable par la composante érotico-anale (partus per anum) qui sous-tend les mécanismes névrotiques.
Un trait infantile constant domine le tableau. Interrogé prudemment à ce propos, le patient raconte que, à l’âge de dix ans, il avait entendu les gémissements et les cris d’une femme qui accouchait. Il s’agissait de la voisine de la famille qui ne put accoucher de son enfant pendant deux jours, si bien que le médecin dut intervenir avec le forceps. Il a un souvenir précis de cette femme couchée sur le lit et tirant les jambes vers le haut pendant les douleurs. Sans se faire remarquer. il avait observé cette scène plusieurs fois. Il croit se rappeler vaguement avoir vu le cadavre morcelé de l’enfant dans une mangeoire en bois -Grâce à un ensemble d’expériences vécues par le patient. il me fut plus tard possible de mieux cerner la douleur dans les lombes – pour ainsi dire un avatar mythique de la genèse qui dit qu’Eve naquit de la côte d’Adam.
Cependant, je me vois contraint de suspendre momentanément le fil de ce récit pour décrire brièvement des troubles intestinaux d’origine nerveuse, dont le patient avait souffert quelques années auparavant et qui furent analysés en parallèle avec la maladie récente. Au cours de la première année de son mariage, il y a sept ans, il avait contracté à son lieu de travail un grave refroidissement accompagné de fortes fièvres. C’est à la suite de cette maladie et après une longue période de convalescence, qu’un curieux trouble intestinal se déclara (8). De retour à son travail, il lui arrivait d’avoir à quitter son tramway précipitamment au milieu de son trajet, pour aller soulager un besoin urgent et douloureux. Alors, il se torturait en vain, car il lui était impossible d’évacuer. Le traitement médical prenait en compte les nombreuses plaintes et les symptômes du patient dans toute leur variété, et tentait à peu près tout ce qui s’impose lorsqu’une affection intestinale ne répond pas à un diagnostic net.
On procéda également à un examen chimique de l’estomac, dont la description par le patient et un rêve qui s’en suivit, m’apportèrent enfin l’explication de l’acte symptomatique passager qu’il avait produit au début de l’analyse et qui était resté énigmatique jusque là. Dans le fantasme du patient, l’œsophage s’était vu attribuer un sens secondaire pervers (objet de fellation).
Son comportement étrange, qui correspondait exactement à l’attitude que l’on prend lors d’un examen de l’estomac, le cou tendu en avant, les yeux anxieusement écarquillés, etc. apparaissait comme la disponibilité inconsciente pour une perversion homosexuelle. Cette attitude féminine à l’égard du médecin, représentait également, dans la suite de la cure, la clef de tous les actes symptomatiques. Parmi les divers symptômes de la maladie, une constipation opiniâtre se cristallisa peu à peu, et j’y reconnus sans peine une formation hystérique dans le sens qu’y donne Freud. Lorsque, au bout de plusieurs mois, cette constipation finit par menacer l’emploi même du patient, elle cessa d’elle-même petit à petit. L’introduction de suppositoires dans l’anus sur prescription médicale, était un autre moyen efficace. A l’époque, le patient se trouvait très satisfait de ce traitement.
La mise en relation de ses conditions de vie de l’époque avec cette hystérie mono symptomatique, qui avait cessé spontanément, permettra d’autres éclaircissements.
Des incidents liés à son emploi, en particulier le fait qu’il avait à plusieurs reprises renversé des passants dans la rue (dont un garçon qui fut heureusement rattrapé par le dispositif de protection (9) l’assombrirent et l’amenèrent à envisager un autre changement de métier.
Sa maladie trouva des motifs importants dans sa vie conjugale. Comme je l’ai déjà relevé, le mariage n’avait pas été conclu sans incidents; par hasard, et au dernier moment, il avait notamment appris la présence d’un enfant illégitime. Le manque d’honnêteté de la fiancée et son manque de confiance en lui avait profondément peiné le patient : il lui fut moins difficile d’accepter l’enfant elle-même ; aussi la prit-il par la suite immédiatement chez lui. Néanmoins, il s’était senti trompé (idées de jalousie avec un intérêt marqué pour le séducteur) et avait, de ce fait, interrompu ses relations. Plusieurs mois après, il avait fait une première proposition de conciliation. Ses parents n’avaient pas assisté au mariage, ce qu’il ressentait douloureusement. Le père avait été souffrant et la mère venait d’accoucher de sa plus jeune sœur. Comme nous aurons l’occasion de le remarquer, les accouchements fréquents de la mère sont à mettre en rapport avec ses activités érotico-anales infantiles. Il semblerait qu’ici encore, la pulsion refoulée ait été renforcée, à un moment propice, par l’évènement (la naissance de la sœur).
Les revenus modestes du jeune ménage obligeaient le patient à vivre économiquement, bien qu’il aspirât, dès le premier jour, à suivre l’exemple de ses parents et à avoir un foyer bien équipé. Son esprit systématique fut alors mis en valeur. Toutes les acquisitions devaient se faire selon un plan bien ordonné: d’abord l’installation, ensuite les rejetons. C’est pourquoi de reporter à tout prix son vœu le plus cher, celui d’avoir un enfant.
C’est le moment d’analyser ce vœu de plus près : il ne pouvait qu’être sous-tendu par un énorme amour propre narcissique, car au cours de ses rêveries, il ne pensait qu’à un rejeton mâle. La constipation nerveuse fut déclenchée par les effets combinés des différents faits que nous venons de résumer. Ceux-ci apparaîtront encore plus clairement et de manière plus déterminée dans le tableau d’ensemble, et plus particulièrement son désir de vie (10) que le patient avait ajourné et dont les racines sont à rechercher dans des représentations infantiles libidinales. En fin de compte, cette constipation ne pouvait avoir d’autre sens que celui de reporter l’arrivée de l’enfant attendu. L’équivalent entre enfant et fèces qui est courante dans la pensée inconsciente (11) se vérifiait également dans ce cas à plusieurs reprises dans les rêves.
Je reviens au symptôme principal de la névrose actuelle du patient, à savoir la douleur lombaire dont nous avons vu qu’elle avait été déterminée par toute une série d’expériences vécues. Je réserve les considérations concernant ses fondements qui se situent au niveau des fantasmes de désirs érotico-anaux jusqu’au moment où j’aborderai les relations infantiles et les dispositions favorisant le maladie. Il se peut que ces dernières qui avaient provoqué une fixation intense aient suffi à elles seules à incliner la sexualité labile du patient du côté de la névrose en corrélation avec la scène observée à dix ans par le jeune garçon.
D’autres incidents auxquels il réagit selon sa disposition, de manière « traumatophile », furent décisifs : un jour, son grand-père le poursuivit à cause d’une espièglerie. L’enfant s’enfuit, mais le vieil homme lui courut après et finit par le rattraper. Le patient fut moins impressionné par la correction qu’il reçut que par les jambes robustes du vieillard. La poursuite et le point de côté qu’il ressentit en courant, sont étroitement liés dans son souvenir.
Une scène tout à fait analogue, mais moins amusante, lui arriva lorsqu’il avait neuf ans. Par malchance, il avait cassé, avec une fronde, les deux dents de devant d’une petite fille. Le père de l’enfant blessée arriva et voulut le punir pour ce méfait. Pris de peur, le patient s’était enfui en courant à travers champs. Finalement, à bout de souffle et épuisé au point de s’évanouir, il fut rattrapé et corrigé.
A ces deux expériences – l’approche menaçante d’un homme s’en ajouta, vers sa quinzième année, une troisième, apparemment sans importance. Mais dans l’après-coup, et justement par le biais de la « radiographie », elle prit un poids extraordinaire. A cette époque, il eut la diphtérie, et le médecin traitant lui sauva la vie par une injection de sérum dans le côté gauche(12). C’est à cet évènement réel oublié que le fantasme de désir homosexuel ultérieur s’était rattaché.
Par conséquent, sans aucun doute, en raison de sa grande sensibilité homosexuelle,(13) le patient, en essayant de maîtriser l’effet psychique produit par la radiographie, se trouva extrêmement limité dans sa mobilité psychique.
Cette succession de faits devient ainsi la cause directe de la névrose. Un souvenir particulier du patient, remontant à sa quinzième année, vient conforter l’existence d’une pulsion partielle érotico- anale insistante. Il raconte qu’il avait du mal à déféquer en plein air comme tout le monde; accompagnant la pulsion exhibitionniste refoulée, on reconnait ici la défense contre son homosexualité passive (14). L’onanisme occasionnel de la puberté, abandonné par la suite, laisse supposer que d’autres motions pulsionnelles étaient prédominantes pendant l’enfance et l’adolescence.
Résumons brièvement les résultats de l’analyse jusqu’à ce point. Ces résultats mènent à l’hypothèse inévitable que la scène de la radiographie fut ce qui déséquilibra sensiblement les aspirations pulsionnelles du patient.
Jusqu’ici, l’état des choses semble parfaitement élucidé. Il nous reste cependant à donner les réponses satisfaisantes à deux questions qui se posent spontanément.
D’abord, forts de plusieurs indices, nous pouvons affirmer que le fantasme de désir activé par la névrose n’est autre qu’une grossesse hallucinée (hystérique) avec la représentation d’un accouchement lors de la crise.
Ensuite, nous sommes en droit de supposer – et en cela nous sommes confortés par la connaissance que nous avons du caractère du patient – que les motions pulsionnelles en jeu relèvent de l’érotisme anal. Ce sont donc ces pulsions qui ont donné forme à la névrose et qui ont également, formé le fantasme de désir. Seule l’investigation de la situation infantile pouvait pleinement éclairer ces deux questions qui s’intriquent et se complètent constamment. Comme dans toutes les analyses, ce matériel abondant n’a pas pu être rassemblé en une seule fois mais à différents moments, soit directement, soit par l’intermédiaire d’interprétations diligentes.
Nous avons décrit ici le travail analytique aussi bien comme une élucidation théorique que comme une démarche thérapeutique après une victoire sur les résistances.
L’enfance du patient est particulièrement marquée par le souvenir d’une scène qui représente une expérience hors du commun dont les effets ont persisté dans sa vie psychique. Cette scène ne s’était jamais vraiment effacée de sa conscience et surgit rapidement au cours de la cure. Outre son contenu, il est remarquable que ce souvenir ait été conservé dans tous ses détails avec une extraordinaire clarté et une grande précision, bien que le patient n’eût alors qu’un peu plus de trois ans (15). D’habitude, dans la cure, les expériences ne se précisent qu’à force de répéter leur récit tandis que cette expérience du patient apparut, dès le départ, sans lacune. Ce fait à lui seul semble indiquer l’importance éminente de cette expérience dans le psychisme de notre patient. La scène fut la suivante : un jour, le père ayant quitté la maison, l’enfant jouait dans la cuisine auprès de sa mère. Celle-ci était assise près de la table sur laquelle se trouvaient encore les restes du petit déjeuner. Elle donnait le sein au plus jeune frère qui avait alors environ neuf mois.
Tout en jouant, l’enfant remarqua un morceau de pain que le père avait laissé et essaya de l’attraper en s’agrippant au bord de la table ; ce geste avait dû déranger la mère perdue dans ses pensées. Elle se mit en colère et le gronda. Comme probablement l’enfant continuait, elle saisit le couteau à pain qui se trouvait près d’elle et le lança dans sa direction. Sans le vouloir, elle avait visé juste. La pointe du couteau traversa le petit bonnet de feutre que portait l’enfant (le couvre-chef coutumier des enfants de paysans hongrois) et se planta dans la peau, du côté droit du front.
Il cria très fort et la mère, horrifiée par son geste involontaire, se précipita vers lui. Elle arracha le couteau, lava la plaie, porta l’enfant qui pleurait dans la pièce de séjour – il s’en souvient très exactement – et l’étendit de tout son long au bout du lit (place qui, au village, est réservé à l’enfant nouveau-né).
Pendant qu’il se calmait doucement, sa mère prit son petit bonnet troué par le couteau et recousit, il s’en souvient encore, l’entaille avec du fil rouge. A la demande de la mère, il tut l’incident à son père qui n’en sut jamais rien. L’enfant continua à porter encore longtemps le petit bonnet recousu.
Cette expérience infantile fondamentale a souvent servi à orienter le cours de l’analyse et ses effets se sont faits sentir dans plusieurs directions. Ainsi, on a pu supposer qu’elle mit un terme à la brève période masturbation infantile (16) et qu’elle reprit de l’importance en tant qu’expérience inaugurale de la castration. Nous avons appris plus haut que la première menace de castration était venue du côté de la grand-mère à qui il attribuait également le fait de l’avoir fait renoncer à sa libido orale. C’était donc la deuxième fois que la femme apparaissait comme trouble-fête.
Il n’empêche que l’effet psychique de la scène fut encore plus profond et plus durable dans un autre domaine. Sans aucun doute, la virilité narcissique du patient avait été activée précocement par la blessure à la tête. Il ne s’agit pas de considérer que la virilité narcissique soit une disposition innée comme, par exemple, l’érotisme anal, elle est, à cette occasion, plutôt la cause de la première fixation libidinale dans le développement du patient (17).
Des aspects érotiques divers du caractère actuel du patient confirment cette hypothèse. Par souci de clarté, en voici une description : Le patient est un homme énergique, qui sait ce qu’il veut. Malgré des idées progressistes, il combat de manière virulente toute aspiration des femmes à l’émancipation ; pour lui leur place est au foyer. Il conteste aux femmes tout sens de l’équité (qui lui importait tant chez son père et son grand père) et tout don d’éducation.
Lui-même semble avoir été défaillant sur ce dernier point car tous ses efforts pour éduquer la fille illégitime de sa femme ainsi que sa propre sœur cadette (dont la naissance avait coïncidé avec sa première maladie nerveuse) avaient échoué. Il attribue l’échec de sa peine, non pas à son impatience à l’égard des créatures féminines, mais à leur prétendue infériorité..
S’occuper d’une idée ou d’une maladie était, pour lui, une occasion bienvenue pour prendre ses distances vis-à-vis de sa femme. Aussi, ne la tenait-il jamais au courant des projets qu’il fomentait continuellement.
Nous avons déjà dit combien son désir d’avoir un héritier mâle était de nature narcissique. D’autres restes de ce narcissisme infantile excessif se manifestèrent dans certaines représentations paranoïdes qui n’étaient cependant qu’éphémères et labiles. J’ai déjà fait allusion à sa jalousie. Celle-ci ne se portait pas seulement sur la relation amoureuse de sa femme avant lui, mais se nourrissant, dans ses fantasmes quasi-délirants, d’une infidélité présumée de sa femme; il imaginait qu’il la châtiait en assassinant le nouvel amant.
Ces fantasmes sont à considérer comme des rééditions de fantasmes infantiles dont les protagonistes étaient le père et la mère. Son comportement jaloux vis-à-vis de sa sœur aînée constitue un chaînon intermédiaire.
Dans le même contexte se situe aussi le plaisir qu’il prend à se disputer (qui se répète en rêve: avec ses dons oratoires, il a le dessus dans les débats). Une scène curieuse confirmera ce fait :
Lorsqu’il était contrôleur de tramway, il avait remarqué qu’un vieux monsieur d’allure distinguée, qui voyageait quotidiennement avec lui et lui donnait à chaque fois un petit pourboire, attendait de lui en retour, un comportement soumis. Dès que cette idée l’effleura, il repoussa l’argent en trop d’un geste de mépris pour signifier que ce monsieur n’avait rien à exiger de lui. Il est intéressant de noter qu’ils en vinrent, quelques jours plus tard, à une sorte de conciliation qui préluda à un échange amical. Il avait contribué à ce changement et il prit par la suite plaisir à se rendre agréable au vieux monsieur.
On peut par conséquent, reconnaître que le narcissisme du patient était modulable, ce qui nous oblige à supposer pour le moment, qu’une autre pulsion dominante avait favorisé son déclin.
Beaucoup d’autres voies s’ouvrirent d’ailleurs pour qu’il exprime ou qu’il rééquilibre son narcissisme excessif. Par exemple, à la suite d’un rêve important, il produisit des fantasmes de sauvetage à l’égard de personnes vénérées. Il vit dans le rêve, une ville en flammes ; au milieu du brouhaha, il sauvait un de ses supérieurs hiérarchiques en le sortant dans ses bras d’une ne maison en feu. Pour le remercier, il entendait ce dernier lui dire qu’il se résignait désormais à une vie inutile (18). On imagine facilement que quelqu’un d’autre que ce patient, ayant les mêmes dispositions naturelles mais plus d’intelligence et une situation plus influente, aurait accompli des actes remarquables.
Ces fantasmes de héros qui, coupés de la réalité, menèrent leur existence imaginaire, se ramenèrent chaque fois au premier objet d’amour, le grand-père qui avait sauvé le garçon d’un taureau enragé. Cette expérience fut transformée en son contraire dans le miroir du narcissisme. Une autre série de fantasmes eut trait au refus du rôle de la femme dans l’acte de la création; en cela, il procéda comme les auteurs de l’ancien testament. Il ne pouvait jamais se résigner vrai- ment à l’idée que la nature avait laissé cette affaire importante, la gestation et l’accouchement d’une créature humaine, aux soins de la femme. Il est clair que nous sommes là dans la plus grande proximité au complexe principal de sa névrose.
Un pas de plus sur la voie de ses fantasmes mène à la croyance en l’auto-engendrement; ceci se manifeste d’ailleurs de manière allusive dans le discours du patient.
Il n’a pas été possible de donner un résumé plus cohérent de son narcissisme dans la mesure où cette analyse nous permet d’avancer quelques suggestions isolées sans lien entre elles mais ne nous autorise pas à en tirer des conclusions claires et définitives.
De plus, la constitution psychique du patient lui-même avait empêché que ce stade du développement s’installe définitivement. En particulier, les fantasmes de sauvetage et d’auto-engendrement ne font généralement pas partie de la structure d’une hystérie; ils relèvent plutôt du domaine des psychoses.
Ce cas, qui nous semble si peu commun dans les sentiments étranges qu’il révèle, gagnerait à être comparé à certains autres qui relèvent de la psychiatrie. On trouve, en exemple, dans la littérature psychanalytique la description d’un cas typique. Il s’agit de celui, si déterminant pour l’étiologie de la paranoïa, du président du Sénat, Schreber (19). Nous y trouvons ces mêmes fantasmes, pour nous si éloquents et si étrangers à notre conscience, qui avaient provoqué la névrose chez notre patient; fantasmes qui avaient demandé tant de peine pour être mis à jour, et énoncés, dans le cas de Schreber, pour ainsi dire sans inhibition intérieure et appelés par leur nom la transformation en femme et la fécondation par des rayons divins.
Je voudrais souligner avec Freud que l’analyse n’avait nullement participé à l’échafaudage de ces fantasmes que nous devons considérer comme des formations psychiques sui generis; dans le cas de Schreber, ces fantasmes faisaient bien partie de l’histoire de sa maladie.
Le différence tient au mécanisme des formes pathologiques: tandis que l’hystérie forme ses symptômes en excluant la conscience, la paranoïa permet, comme nous le remarquons, aux représentations pathologiques de pénétrer dans la conscience sous forme de délire. Chez Schreber, la représentation psychotique d’une transformation du sexe avait été éveillée par son lien affectif intense à son père et par le fait qu’il n’avait pas eu d’enfant. Les représentations inconscientes de l’un et l’autre cas sont à peu près les mêmes.
Remarquons encore la grande analogie des tableaux de l’enfance entre les deux cas (en particulier l’érotisme anal) que nous ne pourrons cependant pas approfondir ici. Cela nous permet au moins de ramener les aspects exceptionnels du cas présent à leurs justes dimensions, ce qui ne peut qu’augmenter leur crédibilité (20).
Le narcissisme du patient jouait un rôle particulier dans la formation de ses rêves qui révélèrent une préoccupation constante autour de sa propre personne et de certains processus intérieurs. Ses craintes hypocondriaques en font partie. Soulignons cependant que tous ces traits narcissiques n’apparaissent pas comme dominants, même si l’observation les met particulièrement en lumière. Nous verrons plus tard pourquoi l’importance supposée de ces traits fut ultérieurement déviée.
J’en viens maintenant au facteur de prédisposition à cette névrose à couches multiples, facteur qui a présidé à sa constitution : la pulsion partielle érotico-anale dont l’épanouissement a été découvert, étape par étape, au cours de l’analyse. C’est à cette pulsion que la libido, détournée de son objet, fit retour, pour former l’ensemble des symptômes hystériques que nous connaissons. Très précocement, probablement déjà après l’arrêt brusque de la libido orale (qui cependant, comme nous le verrons, trouvera à se satisfaire ultérieurement) l’érotisme anal se manifeste sous la forme d’un plaisir intense à déféquer. Bien que la mémoire fasse défaut sur ce point au patient, nous pouvons assurément supposer que cette pulsion cherchait d’abord à se satisfaire par l’activité de défécation; plusieurs éléments confirment cette supposition, parmi lesquels la maladie intestinale qui, apparue il y a sept ans, guérit spontanément. Les preuves indirectes se trouvent dans les divers traits de caractère que j’ai déjà décrits en grande partie.
J’y ajouterai ici deux autres, dont je n’ai pas trouvé de description dans la littérature analytique et je demanderai qu’elles soient insérées en bonne place dans le bel essai de Jones (21). Le patient manifeste un rapport particulier au temps, difficile à expliquer raisonnablement. Non seulement il était très précis et ponctuel, économe de ses moments libres, mais il aimait aussi faire deux choses à la fois: lire en mangeant ou en déféquant, réfléchir en marchant, etc. Ce trait typique que l’on pourrait appeler en souvenir de César « la faculté de César », se ramène facilement à la tendance, teintée de jouissance chez l’enfant, à faire le grand et le petit besoin en même temps. En effet, on pouvait trouver chez ce patient, un érotisme urétral considérable, venant étayer l’érotisme anal. Je reviendrai sur ce trait lorsque j’analyserai ses fantasmes de mort.
Il relia cette particularité à faire deux choses à la fois, à la poussée impulsive de « faire parfaitement » (mener jusqu’au bout) tout ce qu’il entreprenait, ce qui lui assura une attitude virile et le succès dans sa vie. Ce dernier trait explique aussi sa préférence pour des choses « parfaites », c’est-à-dire intactes, par exemple, des vêtements jamais portés. Les personnes de cette trempe ont honte de porter des vêtements raccommodés.
L’intérêt jouissif pour l’acte de la défécation fut, plus tard, mieux investi dans des particularités de caractère que l’intérêt porté aux produits évacués (fèces et urine) qui s’est avéré plus opiniâtrement installé. De nombreuses réminiscences affleuraient à ce sujet. Les selles étaient devenues un objet exquis de contemplation, traitées avec la même considération qu’une partie du corps. Il s’agit du stade auto-érotique dans le développement de cette pulsion partielle; peu d’associations s’y référaient.
On a le sentiment qu’après la blessure à la tête, l’érotisme anal fut considérablement renforcé; la cause en fut, en partie, un détournement de l’intérêt pour la mère et en partie aussi, l’amorce des explorations sexuelles.
Toutes les représentations et les expériences infantiles convergent vers cette pulsion qui attire comme un aimant toutes les particules de l’activité psychique. L’exploration sexuelle s’intéressa d’abord aux grossesses et aux accouchements fréquents de la mère et créa, sur la base de la prédisposition principale, la représentation infantile de l’équivalence du cybale et de l’enfant.
Dans la mémoire du patient, cette représentation est encore aujourd’hui intimement liée à l’idée de la fertilité des fèces (22), et ceci sous une forme que j’appellerai « le complexe du noyau » (23). Son occupation favorite consistait à examiner ses propres selles ainsi que celles des adultes pour, éventuellement, y découvrir des noyaux de fruits. Il notait mentalement les lieux où il avait abandonné des selles et s’émerveillait, le printemps venu, de voir une plante vivante sortir du noyau de cerise. Il était étonné que ce noyau n’ait rien perdu de ses forces vitales après avoir séjourné dans la chaleur de ses intestins (24). Il prit alors l’habitude d’avaler les fruits sans en cracher les noyaux jusqu’à ce qu’il lui arrive, à l’âge de seize ans, un douloureux malheur: un noyau de prune lui blessa l’anus. L’épisode du noyau de cerise n’était pas unique; à la ferme familiale il y avait un arbre qui devait son existence à un incident semblable et que le père appela, par plaisanterie, « le sale prunier ». Il y a seulement quelques années, il reçut encore une lettre de sa famille où on lui annonçait qu’on avait dû abattre cet arbre extraordinaire.
L’importance du « complexe du noyau » se retrouve dans d’autres activités favorites. Il laisse, par exemple, lorsqu’il fait de la compote de prunes (« powidel »), les noyaux dans les fruits et se délecte ensuite des amandes devenues sucrées. Il collectionne des noyaux d’abricots, les fait sécher, les essuie, les casse, en fait tremper les amandes pour enlever la peau, et les mange en hiver avec dévotion. Il a encore beaucoup de recettes dans la tête et fait volontiers le chef cuisinier (érotisme anal et identification à la mère) » (25).
A l’occasion d’un curieux incident, je compris combien ce complexe était encore actif dans sa vie psychique actuelle. Un jour qu’il fit avec moi un bout de chemin (c’était la saison des cerises) j’observai, tandis que nous parlions de choses qui l’intéressaient, qu’il se déplaçait constamment de droite et de gauche pour écraser les noyaux de cerise jetés par terre. J’attirai son attention sur ce geste symbolique et il me raconta que cela était chez lui une vieille habitude en se vantant de ce que peu de noyaux de cerise avaient échappé à son attention vigilante, et que cela n’empêchait pas qu’il s’occupe en même temps d’autre chose (cf. ce que nous avons déjà relevé concernant la faculté de César). Il justifia cette habitude en disant qu’il avait une fois glissé sur un noyau et que, depuis, il cherchait à éviter ce genre d’accident.
Cette rationalisation recouvre les désirs de mort infantiles à l’égard des frères et sœurs (26) qui se trahissent dans ce geste symbolique: dans son inconscient, les noyaux signifient toujours les petits enfants. Cette hostilité se manifeste ouvertement à l’âge de six ans, à la naissance de la première sœur. Notre patient se rappelle encore combien sa venue au monde était attendue avec impatience. Dans ses rêves, les enfants morts sont aussi représentés par le symbole des selles.
« Le complexe du flatus » qui accompagne les motions coprophiles, fait partie de ce contexte. Il est vrai qu’il ne prend pas ici l’envergure que Jones lui a trouvée chez les névrosés obsessionnels, mais il est néanmoins tout à fait présent. On pourrait le rapporter au grand-père qui n’avait aucune gêne sur ce plan et qui avait éveillé chez le garçon la conviction respectueuse que c’était là le privilège de tout chef de famille. Chaque fois que le grand-père lâchait un flatus, il rouspétait et plaisantait: « au diable! ». Il apostrophait avec la même expression son petit fils lorsqu’il l’importunait. Certains détails du complexe apparurent plus tard. Lorsqu’il allait à l’école, il économisait avec zèle de l’argent pour s’acheter une machine à vapeur (jouet).
Dans la peur du tonnerre et de l’éclair (brontophobie), c’est ce même complexe qui apparaît comme défense. Plus tard, cela s’exprime dans son intérêt pour la météorologie.
En parlant de ses fantasmes de sauvetage (rêve de l’incendie), j’avais fait remarquer qu’il s’attribuait volontiers un don de prophétie que l’on peut maintenant facilement relier au complexe du flatus. Il donne pour preuve de son don de prophétie le fait qu’il sentait toujours à l’avance l’arrivée du visiteur qui vient sans prévenir (enfant = excrément = flatus).
L’érotisme anal va de pair avec un plaisir de l’odorat tout aussi important. Jusqu’à présent aucune réaction de sensibilité olfactive ne s’est développée contre cette formation infantile très prégnante. Les excréments ne l’ont jamais dégoûté, mais par contre, l’odeur de charogne lui coupe l’appétit. Deux éléments prouvent combien les fantasmes infantiles de mort se rattachent à l’odorat.
Lorsque le hasard le conduit près d’une maison où il y a un mort, il sent dans la rue l’odeur du cadavre. Un jour, par l’intermédiaire d’un ami, il visita une morgue et y vit le début de la dissection d’un cadavre de femme. La paroi ventrale graisseuse venait d’être coupée au milieu. Après cela, il ne put plus manger de viande de bœuf pendant deux ans. Il évitait déjà de manger du mouton à cause de l’odeur.
Par souci de clarté, je complèterai les exemples décrits par une élucidation analytique de ses tendances sadiques. Celles-ci étaient si développées que deux voies furent empruntées pour les atténuer. Certaines de ces tendances se transformèrent en masochisme – le moi choisi comme objet des motions sadiques -et se lièrent, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, avec les formations érotico-anales prééminentes, devenant par ce processus, passives.
Une autre partie de ces tendances, non moins importantes que les précédentes, ne subit pas ce processus de transformation et se manifesta sous la forme d’une « formation réactionnelle » à la pitié.
Cette formation réactionnelle joua un rôle lors de l’éclosion la première maladie névrotique il y a sept ans : à l’époque, il ne supportait pas de voir des personnes écrasées par des voitures. Par ailleurs, la vue d’animaux mourants, en particulier de leur œil vitreux, ou de personnes torturées par la souffrance, lui absolument intolérable. (Cf. le souvenir de l’accouchement dans son enfance).
Tous les éléments que j’ai rapportés ne cernent pas encore l’ensemble des aspirations érotico-anales de notre patient. Il leur restait un organe à investir qui s’y prêtait par sa disposition : la zone buccale. Les fantasmes suggérant une fixation orale de la libido surprenaient non seulement par leur importance, mais s’avéraient être des formations extrêmement ambiguës, qui ne s’inséraient que difficilement dans le tableau global de la névrose. Le fantasme de grossesse servait de guide.
L’enfant avait à peine plus de cinq ans lorsqu’il perdit l’appétit pour des mets ayant une forte odeur. Cette aversion s’est développée en un véritable dégoût pour l’oignon, par exemple, et persiste jusqu’à présent. .Il ne peut manger ce légume sous aucune forme, et si, par hasard, un petit bout de la peau fine de l’oignon touche son palais, il réagit par des vomissements violents et répétés. Je ne pus comprendre cette aversion insurmontable qu’au moment où je devins attentif à l’intonation avec laquelle le patient prononçait la chose. Hagymacsir, le nom hongrois de la plante, se traduit littéralement par germe d’oignon. De toute évidence, l’idée de quelque chose de vivant faisant partie de ce concept avait dû fortement favoriser la formation de cette idiosyncrasie. Elle était sous-tendue dans l’inconscient par la représentation infantile de la fécondation orale, qui se manifeste constamment comme complément aux théories anales de l’enfantement.
C’est donc dans ce contexte qu’il faut entendre le patient lorsqu’il prétend que sa souffrance fut occasionnée par quelque chose de mauvais ou de nuisible (un éclat d’émail d’une casserole) qu’il aurait avalé. Il a également peur de s’empoisonner. (Un symbole onirique courant de la grossesse. Dans un de ses rêves, un champignon symbolisait un pénis).
Une année après le début de l’idiosyncrasie à l’oignon, notre patient se découvrit une faculté particulière de l’estomac que l’on pourrait décrire comme une sorte de rumination. Il avalait facilement des boutons ou des billes d’agate, telles celles que les enfants utilisent pour jouer, pour les faire remonter dans la bouche ensuite. Après un repas, il savait même régurgiter un par un des morceaux de viande qu’il avait avalés entiers pour les mâcher tranquillement par la suite. De même, il savait renvoyer en jet, l’eau qu’il avait bue.
Ces passe-temps infantiles cachent d’une part des tendances coprophages- les boutons et les billes sont des symboles d’excrément par excellence -et d’autre part, elles mettent en évidence que la zone buccale avait été transformé en un cloaque secondaire par un érotisme anal quasi généralisé (27). Ce n’est qu’après avoir élucidé tous ces faits, que je réussis à m’expliquer quelque chose dont le patient m’avait fait part longtemps auparavant. Il m’avait raconté que, dans les premiers mois de sa maladie récente, il avait décidé, sans trop réfléchir, de se faire arracher une par une les incisives supérieures dont il ne supportait plus l’odeur de pourriture qu’elles dégageaient. Lors de l’extraction, il s’était évanoui de douleur. Je soupçonnais vaguement un rapport de cause à effet entre ces évanouissements et les pertes de connaissance répétées occasionnées par les douleurs dans les lombes, mais il me fut d’abord impossible de me retrouver dans cet embrouillamini de plaintes, de souvenirs, de significations symboliques, etc.
Ce fut à nouveau le fantasme de grossesse qui me servit de guide. Il est connu que l’extraction de dents symbolise souvent l’accouchement dans les rêves de femmes. Il devait en être de même ici; et l’accouchement par forceps observé dans l’enfance devait y avoir contribué en tant que représentation intermédiaire(28). Au début de son hystérie, le patient avait donc dû se défendre contre ses fantasmes pathologiques, pour ainsi dire, par un sacrifice par voie orale. En plus, l’extraction des dents avait dû remplacer l’opération qu’il avait, en vain attendue, lors de la radiographie, et lui avait ainsi permis de réduire la quantité de libido accumulée à ce moment-là. La névrose l’emporta néanmoins et y gagna un motif de plus pour s’installer définitivement. Il est intéressant de noter qu’elle avait commencé par s’exprimer sous la forme la plus originelle : la représentation archaïque d’une naissance par la bouche se retrouve, d’ailleurs, dans l’image impressionnante de la légende biblique de Jonas où le héros est recraché par la baleine.
Dans la description de la phase introductive du traitement, j’avais relevé un trait de caractère du patient, dont je ne pouvais donner immédiatement l’explication. Je la reprends ici au moment même où j’ai pu comprendre ce trait. La résistance que l’on rencontre tôt ou tard dans toute analyse (29) et qui est une conséquence inévitable du traitement, provient évidemment de sources différentes dans chaque cas. Aussi demande-t-elle à être résolue différemment à chaque fois.
La résistance qui est propre à la nature de chaque maladie est souvent suffisamment compensée par la bonne volonté des patients qui comprennent parfaitement la gravité et le poids intolérable de leur maladie. S’ils vont jusqu’à la provocation, il s’agit de le repérer immédiatement et d’y rester très attentif. Il existe cependant un type particulier de résistance qu’il faut considérer comme constitutionnel, et qui mérite en soi que l’on s’y intéresse, sans en nier le rapport étroit avec notre cas.
C’est un type de résistance qui apparaît à un âge plus précoce que la maladie et qui joue un rôle prééminent dans la vie de tout individu en bonne santé. Le comportement de notre patient était marqué par une grande réserve qui prédominait au point de poser des problèmes coriaces à l’analyse. Elle apparaissait toujours comme étant liée à des tendance érotico-anales, et finalement, ce lien s’avéra être très intime.
Il suffit de penser aux grands efforts que demande l’éducation, en particulier du sphincter anal, de tout enfant, pour admettre qu’un ensemble de réactions psychiques pourrait se constituer en réponse à l’arrêt progressif de l’activité teintée de plaisir de ce muscle occlusif. La force de ces réactions dépendra de leur source exacte. Ernest Jones (30) a démontré la relation qui existe entre la capacité de haine et l’acquisition précoce et forcée du contrôle des sphincters. Sans prétendre résoudre le problème de cette relation significative, ce qui nous amènerait à parler de pathologie, je ferai remarquer que le terme même de Verschlossenheit (réserve, renfermement) révèle ce lien. L’exemple de notre patient est particulièrement instructif dans la mesure où nous avons vu comment, justement, le processus mécanique de la défécation s’était décisivement transformé en traits de caractère.
Je n’ai pas l’intention d’approfondir ce lien ici et renoncerai donc à parler du problème psychologique de l’attitude de réserve. Je tiens néanmoins à souligner que ce trait de caractère est plus important et plus étendu que beaucoup d’autres configurations érotico-anales; il semble qu’il se modifie et se transforme tout au long de la vie. Non seulement, il renferme son contraire ainsi que toute la série des formes intermédiaires, mais il est aussi en rapport étroit avec certaines caractéristiques mentales importantes(31). Ainsi nous pouvons distinguer des comportements de réserve différents : fier, modeste, sûr de soi-même, sournois, etc. qui s’associent facilement avec un type psychologique correspondant (32). La dissimulation des paranoïaques est vraisemblablement un rejeton pathologique de cette attitude de réserve.
Je reviens au rôle prédominant joué par l’érotisme anal dans notre cas, car celui-ci agit, pour une raison particulière, de façon tout à fait décisive vis-à-vis des autres pulsions partielles Il m’est apparu qu’il pouvait quasiment obliger ces dernières à coopérer et déterminer leur apport libidinal.
Je résumerai en quelques phrases ce que nous avons vu jusqu’ici. Comme nous l’avons observé, la jouissance orale s’était vue repoussée à un stade où seul le miroir phylogénétique nous permettait de saisir sa part libidinale. Le voyeurisme est entièrement fixé à l’objet érotico-anal, ainsi que l’exhibitionnisme dont témoigne un souvenir de la puberté (honte de déféquer en plein air). La pulsion olfactive n’a pas besoin d’être reprise dans ce contexte puisque sa corrélation avec l’analité est presque générale. L’érotisme urétral se rapproche de l’autre en ce qu’il représente l’autre moitié du plaisir de l’excrétion.
Finalement, nous avons observé que le sadisme avait trouvé à s’exprimer par le biais des pulsions anales, et ceci en partie après une transformation en une pulsion masochiste et en partie sous sa forme réactionnelle : la pitié.
Ainsi, du fait de sa position dominante, la pulsion érotico-anale a en quelque sorte, impérativement imprégné toutes les autres. la pénétration de chaque pulsion par la pulsion partielle dominante, qui est probablement présente dans toute névrose et qui témoigne de son caractère infantile, prend ici valeur de paradigme. Mais cette priorité dynamique a également de l’importance dans un autre contexte, à savoir dans sa relation au stade narcissique du développement de la libido.
D’après Freud, toutes les pulsions partielles sont déjà rassemblées à ce stade en vue du choix d’objet ; cependant, celui-ci coïncide encore avec le moi (33). Or, si la pulsion érotico-anale conserve sa position dominante, comme c’est le cas pour notre patient, il peut arriver que le narcissisme ne s’affirme pas de façon régulière. Même une disposition au narcissisme telle qu’elle était garantie chez notre patient par la blessure à la tête succombe alors au pouvoir de l’érotisme anal. C’est ce que nous avons observé.
Tout ce processus n’est d’ailleurs pas spécifique à ce cas, il semble plutôt typique, dans la mesure où nous supposons qu’il y a entre le narcissisme et l’organisation génitale, un avant-dernier stade du développement qui est la phase sadique – érotico – anale (34). Tout cela démontre l’importance de l’érotisme anal pour le développement général de la psyché.
Toute névrose – ou hystérie – peut être considérée comme étant, en quelque sorte, le dépassement auto-érotique de représentations devenues inaccessibles à la conscience parce que dissociées de la réalité (35). Chez notre patient, ces représentations consistaient en des fantasmes de désirs homosexuels. La réussite de sa névrose, c’est-à-dire l’ensemble des symptômes de la maladie, nous montre que, là encore, la pulsion partielle érotico-anale avait continué à dominer le narcissisme qui se serait probablement défendu contre ce type de fantasme. Leur conflit qui est au fond un conflit entre libido et moi, a dû chercher une issue dans un autre champ, celui du complexe de castration. L’on peut supposer, a priori, qu’un désir homosexuel passif n’arrive à se réaliser dans une névrose, que dans la mesure où le narcissisme de l’individu s’en accommode. Comment le névrosé peut-il alors renoncer à l’activité de son propre pénis et à sa propre virilité ? L’idée que cela s’explique par un érotisme anal constitutionnellement établi m’a toujours paru vraisemblable.
Freud (36) a tracé les lignes générales de ce processus. C’est surtout l’intérêt pour les excréments qui est plus tard transféré sur le pénis (excrément = « le premier morceau du corps auquel il fallait renoncer »). Si cet intérêt est très puissant chez un enfant, il peut, en assimilant diverses impressions dont la menace de castration, en arriver à l’idée que le pénis serait également quelque – chose – de détachable – du – corps. Cette idée devient certitude dès que « l’exploration sexuelle de l’enfant a constaté le manque du pénis chez la femme. » Notre patient avait pu faire cette constatation à l’âge de six ans (naissance de sa première sœur. Si nous nous rappelons combien il était occupé par ses fantasmes érotico-anaux à cette époque, nous sommes en droit de supposer que les pensées tout à fait typiques que nous venons de décrire, traversaient son esprit.
Je voudrais maintenant attirer l’attention sur deux faits qui me sont apparus au cours de l’analyse de cette question. Ce n’est certainement pas par hasard que la plupart des symboles d’excréments sont en même temps des symboles de castration – des ongles, des cheveux, des dents, et – Ce fait indique en soi que de fortes interférences existent entre les deux.
Le deuxième fait me semble encore plus important et s’observe probablement dans tous les cas d’homosexualité passive inconsciente. Ces patients ne montrent en général aucun signe de défense psychique contre la menace de castration et donnent l’impression d’avoir rapidement accepté la possibilité de perdre le pénis. Cette réussite est encore à mettre sur le compte de l’hégémonie de la tendance érotico-anale, qui semble être appelée à assimiler une expérience traumatique de la psyché infantile. On peut en tirer la conclusion générale que les activités auto-érotiques de l’enfance ne servent pas seulement à accomplir un travail préliminaire, mais un travail structurant au sens le plus large du terme.
Je ne voudrais pas clore les considérations concernant l’ensemble des symptômes de l’érotisme anal sans faire mention des rêves typiques du patient qui ont été un support précieux, bien que difficile pour le traitement analytique.
Ils se présentaient, à l’instar des autres symptômes, comme des constructions d’une couche presque inaccessible de l’inconscient, et leur traduction, lorsqu’elle était possible, ne rencontrait qu’incrédulité et opposition violente. En même temps, ces rêves m’étonnaient par leur extraordinaire « rondeur », voire la beauté de leur forme, que je ne pus m’expliquer autrement que par un sens inné pour les productions fantasmatiques chez le patient. Son père et son grand-père avaient été d’excellents conteurs. Ils avaient conservé et transmis avec amour à la génération suivante le bel héritage des légendes hongroises. Cela explique peut-être la présence de nombreux symboles dans les rêves du patient et leur rôle actif dans d’autres formations inconscientes de cette névrose (le symbole du noyau, de la dent, etc.). A la fin, ce fut justement grâce à ces rêves, que je réussis à contourner les résistances pour atteindre les vrais fantasmes pathologiques de la névrose.
Néanmoins, encore aujourd’hui, j’ai fortement l’impression que ce fut plutôt le fait d’enchaîner ses expériences réelles dans une suite cohérente que la possibilité de se servir du langage symbolique des rêves, qui avait fini par amener le patient à comprendre et à abandonner les positions libidinales infantiles qui lui avaient tant fait de tort. Les exemples que j’ai élucidés tout au long de l’histoire de la maladie en sont peut-être la meilleure illustration. Je me contenterai de relater ici deux très beaux exemples de rêve.
Rêve I
« Il monte sur une colline où se trouve une ruine. Arrivé en haut, il s’allonge à l’ombre et contemple la vue devant lui jusqu’à ce que le sommeil le gagne. Plus tard, il s’éveille parce qu’un vieil homme à la tête nue, s’appuyant sur une canne, le regarde. Il a l’impression que le vieil homme l’a réveillé en le touchant avec sa canne ou avec sa main. Celui-ci lui demande pourquoi il passe sa journée de manière aussi inutile alors qu’il pourrait faire quelque chose d’utile. Comme il n’a vraiment rien à faire, il demande conseil au vieil homme. Celui-ci lui indique la ruine avec sa canne en disant qu’il y a là un puits à l’intérieur duquel il n’a qu’à descendre et à sonder les murs. S’il y trouve un endroit creux, il doit l’ouvrir et il recevra alors le salaire de son labeur. Pendant qu’il réfléchit aux paroles du vieil homme, celui-ci disparaît. Il suit le conseil, descend dans le puits, et y découvre une cavité secrète remplie de jarres, de vieux bijoux et de pièces d’argent. Tous ces objets sont couverts de moisissure. »
Rêve II
« Un ami inconnu (37) l’invite dans son domaine. Là, il lui montre tout d’abord des étables dans lesquelles le bétail est installé, bien dans l’ordre et séparé d’après nom et origine. A gauche, se trouve une pièce fermée dans laquelle il pénètre quand son ami n’est plus près de lui. Dans de petites niches compartimentées, il voit un grand nombre d’œufs de poule recouverts de paille. Il en prend un dans sa main, un œuf particulièrement grand ayant la forme d’un haricot, et l’examine avec stupéfaction: il y a sur l’œuf des lettres qui deviennent de plus en plus lisibles. Au retour de son ami, il remet rapidement l’œuf à sa place. Ils vont ensuite dans la cour où se trouve une espèce de cage dans laquelle on élève des animaux ressemblant à des rats et qui répandent une puanteur insupportable. le domaine se trouve au sommet d’une colline. Plus bas se trouve un cimetière désert avec un saule au milieu. Sous l’arbre, il aperçoit une tombe délabrée et un peu plus loin une chapelle. En compagnie de son ami, il entre dans la chapelle: de part et d’autre de l’allée centrale sont alignés des cercueils d’enfants. Sur les couvercles des cercueils sont posées des figurines modelées et peintes qui représentent les morts. Par une porte vitrée, il pénètre dans la pièce centrale où se trouvent les cercueils des adultes. Se retournant par hasard, il voit à travers la porte vitrée que les enfants morts se sont mis à danser, mais dès qu’il s’aperçoivent qu’il les regarde, ils se recouchent à leur place. Stupéfait et n’en croyant pas ses yeux, il recommence l’expérience. A chaque fois, les enfants dansent et se recouchent aussitôt qu’il les regarde. Entre temps, son ami a disparu et il est saisi d’une grande peur car il ne peut sortir à l’air libre qu’en passant par l’allée centrale. »
Ce genre de rêves abondaient dans l’analyse et me parurent être des projections tout à fait typiques de ses fantasmes érotico-anaux . Ils me permettaient, de ce fait, une certaine approche diagnostique qui se confortait au fur et à mesure, à l’appui du matériel mnésique effectif.
L’historique de la maladie se résume brièvement Au début du traitement analytique, le cas se présentait comme une hystérie due à un accident. Petit à petit, il devint évident que ce n’était pas l’accident même qui constituait la cause immédiate de la maladie, mais un événement annexe survenu lors du traitement à l’hôpital (la scène de la radiographie), événement étayé par des expériences significatives de l’enfance et de l’adolescence. Le symptôme ainsi constitué avait pour tâche d’agir comme défense contre un fantasme de désir d’homo- sexualité passive. En même temps, la névrose mobilisait quantité de souvenirs érotico-anaux, qui avaient présidé à la formation du symptôme. Lors des crises, comme nous l’avons mentionné, le souvenir d’un accouchement vu dans l’enfance était ravivé. Cet accouchement avait, déjà à l’époque, servi à refouler fortement des traces mnésiques semblables (les accouchements fréquents de la mère) . Les expériences infantiles réelles sont étroitement liées à l’activité dominante d’une pulsion partielle. Nous avons pu mettre à jour une participation impressionnante de l’érotisme anal dans la constitution sexuelle du patient.
C’est en démontant pièce par pièce, les formes d’expression anciennes et actuelles de cette analité, en en suivant les fixations libidinales et leurs transformations en des traits de caractère, que nous avons réussi à atteindre les éléments d’où la névrose avait puisé sa force et à réduire peu à peu les refoulements à effet pathologique.
Bien que le patient eût conservé une part suffisamment importante de sa libido pour pouvoir mener une vie sexuelle normale, les symptômes pathologiques étaient devenus assez intolérables pour qu’il se soumette jusqu’à la fin à un traitement analytique avec la patience et la persévérance nécessaires pour obtenir un résultat satisfaisant.
Le matériel psychique particulier que nous avons pu en tirer justifiera l’abondance des détails que j’ai apportés pour traiter de ce cas.
Texte hongrois n’a pu être trouvé.
Texte allemand : Eine unbewuste Schwangrschaftsphantasie bei einen Manne unter dem Bilde einer traumatischen Hysterie ( klinischer Beitrag zur Analerotic)
Texte anglais : A man’s Unconscious Phantasy of Prenancy in the Guise of Traumatic hysteria in the international journal of psycho-Analysis (volume II, sept/déc 1921, Part 3/4) commenté par Lacan dans le séminaire Structures freudiennes des psychoses, séance du 14/3/ 55.
( Toutes les notes ont disparu au cours des différents transferts de photocopies en photocopies )
1 Comment
Il s’agit en fait de la séance du 14/3/56 et non 1955 comme indiqué en fin d’article.